mardi 7 janvier 2014

Temps répétitif, temps annulé, temps immobile, cercle(s) enchantés...

5 décembre 2013

La réflexion part d’un article retrouvé (Libé, 2006), 365 jours chrono, sur l’exposition-video-internet du photographe américain Noah Kalina, qui se photographie chaque jour (Everyday) depuis 2000 : « face au spectateur, regard fixe, décor quasi identique(affiche, repros de Lichtenstein…), effet d’hypnose provoqué par la répétition hachée des prises de vue chronologiques : huis-clos des autoportraits numériques, passage inexorable du temps, sans narcissisme ». En remontant dans le temps (et l’espace bien plus proche), mémoire de ce que faisait à l’identique, dans l’agglomération lyonnaise : le plasticien Jean-Claude Guillaumon, qui lui aussi pendant des années s’est photographié tous les jours… Je ne retrouvais pas dans l’immédiat mes documents sur lui, mais je-esthéticien m’aperçois qu’ on est (volens nolens) dans l’ère-internet, et qu’il suffit (3 jours après) de taper
Jean-Claude Guillaumon….pour avoir beaucoup de précisions sur l’aventure un rien goguenarde de ce créateur d’événements qui ne se prend pas au tragique mais donne de sa personne chaleureuse pour diffuser l’art actif dans des milieux géographiques ou sociologiques souvent délaissés…(merci internet !)
En musique, on songe évidemment à ce dont la Bande des Quatre (Américains) Répétitifs a su abreuver les publics assez vite conquis : La Monte Young, Steve Reich, Terry Riley, Phil Glass….Donc, presqu’au hasard dans le fatras du disponible :
(audition d’un extrait de l’opéra Akhenaten, de Phil Glass)
où (ici, 1983) les variations reprennent d’une certaine façon dans l’histoire musicale l’esprit du thème et variations, mais avec « glissements progressifs du plaisir », comme titrerait Robbe-Grillet…à l’intérieur de chacun des éléments temporels. Mais un archétype plus intransigeant semble ramener à la fin du XIXe quand Satie en I893 écrit Vexations, qui doit répéter à l’identique un « thème » (énoncé) suivi de sa variation « contrapuntique » atonale … 840 fois, ce qui prend, selon les interprétations (et la fatigue du ou des pianistes qui se relaient !) entre 14h et 24 h. (C’est en fait John Cage qui un demi-siècle plus tard a fait tenter l’expérience, ensuite reprise en plusieurs modalités de « concerts »).
(Par contraste absolu, audition du 3e « mouvement «  de Socrate, La mort (texte du Phédon platonicien), ou quand le Maître d’Arcueil cesse de jouer avec la science amusante des paradoxes…
(interprétation idéale, dans la version avec piano, d’Hugues Cuénod et Geoffray Parsons)
Et pendant qu’on est aux clins d’œil et d’oreille, selon la provocation répétitive, rappelons un modèle absolu, où Aragon, alors dadaïste, donne, dans Le Mouvement Perpétuel, un
Persienne persienne persienne….
….où, avec le mot-clé 20 fois répété, et lui seule substance du « poème », il faut être aussi attentif à la mise en espace de « versification », à l’alternance de Majuscule et Minuscule initiales, et au ? qui conclut l’ultime profération de Persienne ?

Mais revenons vers le début du XIXe, où Schubert tente des expériences sur le temps-pivotant, et d’une certaine manière pratique l’alternance entre le flux matière-temporalité (les « ruisseaux » qui baignent bien des lieder – tout au long de La Belle Meunière, p.ex. ou « pour chanter sur l’eau », D.774 , des mouvements de sonates ou de quatuors ; ou alors le mouvement perpétuel du rouet pour Marguerite) – et la fixation sur une « image », un motif, une cellule qui tendent à immobiliser le temps (Proust parlera de « point fixe », douloureux, p.ex. pour la chambre où l’enfant attend à Combray que sa mère vienne lui donner le baiser rituel: « A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. »
Au terme de l’écriture (et de la vie), la répétition du motif rythmique qui semble faire avancer Winterreise : (3,Larmes gelées ; 7, Sur le fleuve ; 16, Dernier espoir ; 17, Au village )-, fût-ce… en cercle (15,La Corneille ; 24,Le Joueur de vielle, qui finit par s’arrêter… pour mieux engendrer la durée perpétuelle), et le trille à la basse du piano (1er mvt. de la Sonate D.960, p.ex.), eux aussi constituent un axe réitératif, armature « ouvrant » et « clôturant » à la fois tout un mouvement.
Une forme plus « légère » est rencontrée dans le lied D.917, « Im Grünen » (où une traduction française du leit-motive : « dans la verdure » appelle un certain perroquet de Zazie, mais à bien y réfléchir, on n’est ainsi pas loin du sujet !) : le bien médiocre poème de F.Reil suscite l’intérêt par la répétition obsessionnelle (30 fois !) de cet « en vert ». Schubert en tire une substance rythmique « giratoire », qui « court » paradoxalement et aussi marque le temps en se calant sur l’obsessionnel « im Grünen » (en esprit : une chaconne issue du baroque ?), ainsi transfiguré, par delà les couplets de longueur et structure subtilement décalés… Et notre sensation – si toutefois nos affinités électives, loin de s’agacer d’une telle répétitivité, nous font adhérer à la substance de l’avant-dernier vers :  « ce bonheur nous l’aurons rêvé » - s’enferme en un cercle enchanté dont nous éprouvons de la douleur à nous abstraire, « exigeant »  le retour( hypnotique ?) de l’axe « vert ». Et ici la matière même est ambivalente, puisque « solide »(et mouvante : le végétal) en même temps que « liquide » (le pays(age ?) de l’eau verte en ruisseau-(miroir aussi sous la voûte des arbres ?), dans l’arpègement au ralenti continuel du piano. Comme le dit Brigitte Massin : « mouvement perpétuel, résolution enfin paisible du problème angoissant du temps dans l’acceptation tranquille d’une respiration »….Et en termes plus familiers : on pourrait s’y shooter durablement…

Audition(s) avec la miraculeuse interprétation de Margaret Price et Wolfgang Sawallisch
Une telle « enclave », un aussi nouveau territoire peuvent aussi se lire – sans le support des mots de la poésie devenue lied- dans des moments suspendus qui s’ouvrent chez Schubert avec les pièces pour piano : ainsi, en épisodes clos, au centre du
3e Klavierstücke D.846

Ou du 1er allegro de la Sonate D.959

Semblables territoires font songer à l’un des participants à l’esthétique Banquet du Jeudi, Jérôme Dorival, qu’il ne se sépare jamais – fût-ce en voyage quotidiennement croix-roussien et hebdomadairement helvétique- de ce qui concerne sa Chère et Belle Hélène (de Montgeroult, 1764-1836), l’aristocratique pianiste et compositrice qui dès la fin du XVIIIe sut trouver des accents pré-chopiniens…Ou ici ,( par le biais d’un enregistrement de concert, Bénédicte Harlé (Etude n°41), pré-schubertiens, en une giration fiévreuse qui elle aussi opère un centrage de petit monde clos, répétitif à sa manière… On est ainsi amené à rappeler « l’immobilité » du 3e mouvement de la Fantaisie op.17 que Schumann écrivit initialement en participation au « Monument Beethoven » imaginé par Liszt, Clartés stellaires, qui suspend le temps…et « enferme » dans un cercle magique. Ici comme en toutes ces expériences circule peut-être aussi la crainte de finir – image de la mort – qu’on peut tâcher d’exorciser en « hypnotisant » sur (par) le désir d’un retour, répétition salvatrice qui à sa façon fait renaître la conscience…

D’où – pas si longtemps avant , 1776, la composition par H. de Montgeroult de son immense Cours Complet de Piano, - la tentative totalement novatrice de J.J.Rousseau dans ses Rêveries(5e Promenade) : saisir un Temps Naissant, intact, suspendu, miroir et condition du bonheur, pur présent alors que « tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée ; …toujours en avant ou en arrière de nous, (nos affections) rappellent le passé, ou préviennent l’avenir, qui souvent ne doit point être…A peine est-il un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours… » . Rousseau vient là d’évoquer « le flux et le reflux de l’eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, (qui) suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité de choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offrait l’image, mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continuel qui me berçait… » Et plus loin, il analyse  « l’état dans lequel où (je me suis trouvé à) à l’Ile Saint-Pierre, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.  De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, sinon de soi-même et de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. »

On aura remarqué l’extraordinaire musicalisation du « relevé de conscience », par cette réduction au sonore délivrée de la volonté, de cet abandon à des rythmes et des harmonies en arrière-plan (devenus sortes de souvenirs des règles « disciplinaires » de l’esprit), ne captant pas l’attention, et aidant la rêverie à faire surgir essence par primat (heureux) d’existence. (Plus besoin d’un « Devin de Village » pour prouver quoi que ce soit sur la capacité musicienne, cher Jean-Jacques ! ) Le tempo ralenti…du Temps aide à cerner, contre « l’obstacle » et dans « la transparence »( selon les termes du livre de Jean Starobinski sur J.J.R), cet état que décrit aussi Robert Mauzi(« L’idée de bonheur au XVIIIe ») : « Pour que l’âme puisse oublier le temps, il faut que le corps s’en souvienne. Ce temps purement sensoriel doit servir d’accompagnement silencieux à la rêverie… A travers la régularité d’un rythme immuable, les choses peuvent communiquer à l’âme leur stabilité profonde..La conscience d’exister, que les sentiments ou la pensée risquent de faire éclater, peut s’appuyer sur quelques sensations élémentaires, qui l’immergent dans le grand rythme universel. »
Schubert « obtient » dans certains chants de nature mystique (en tout cas de communion avec l’univers) analogue enfermement suspendu dans les limites invoquées du temps et de l’espace : le chœur « Nachthelle » (D.892, 1826), où l’accompagnement lancinant de piano, avec ses battements, peut évoquer aussi bien les minuscules ondulations d’une surface d’eau calme (le lac de Bienne , pourquoi pas ?) que – selon Brigitte Massin, « le scintillement des étoiles dans la nuit ». Ainsi encore en va-t-il du piano dans Nacht und Träume (D.827), lied magique où peut-être aussi cela « scintille », voire aussi sans nulle référence à la matière, fût-elle de la Nature…

Ainsi tendant au « presque rien et je ne sais quoi » cher à Vladimir Jankelevitch, on peut songer à cet (apparent) délaissement de la volonté qui… guide un Luc Ferrari (1929-2005) quand, apparemment impavide, il laisse couler la durée pendant le spectacle de son Presque Rien n°1 (lever du jour au bord de la mer) et récidive dans le n°2 (ainsi continue la nuit dans ma tête multiple). Les rapprochements faits par le compositeur avec le « minimal art » sont éclairants, et la personnalité de ce gentleman-performer (avant la lettre) distancié au 6e degré (« j’ai inventé en 1982 un procédé formel que j’appelais avec une certaine impertinence « hypersérialisme post-informatique ») permettent de réfléchir à ce que ses adversaires (devinez lesquels !) pouvaient nommer… « degré zero de l’écriture ». Et pour ce qui nous occupe en cette investigation, un microcosme « sans qualités », en tout cas immobile, anti-dramatique sinon sans relief, évoque également la «  Description de San Marco » d’un Temps implicite, capté par Michel Butor, elle-même pourtant plus « construite » qu’il n’y paraîtrait, et en tout cas polyphonique dans la superposition spatio-temporelle.
On y reviendra, de même que du côté d’une citation-lecture terminale, puisée aux Quatre Quatuors de l’écrivain américano-anglais Thomas Stearns Eliot (1888-1965), surtout connu en France par sa pièce « Meurtre dans la Cathédrale » :

« Les paroles se meuvent, la musique se meut/Seulement dans le temps, mais cela qui vit seulement /Peut seulement mourir… Les paroles peuvent, ou la musique, /Atteindre le repos, comme un vase chinois/ Se meut encore, perpétuellement, dans son repos/ Non pas le repos du violon, cependant que la note dure,/ Non pas cela seulement, mais la coexistence, / Ou disons que la fin précède le commencement, / Que la fin et le commencement ont toujours été là / Avant le commencement, après la fin. / Et tout est toujours maintenant… »