5 décembre 2013
La réflexion part d’un article
retrouvé (Libé, 2006), 365 jours chrono, sur
l’exposition-video-internet du photographe américain Noah
Kalina, qui se photographie chaque jour (Everyday)
depuis 2000 : « face au spectateur, regard fixe, décor
quasi identique(affiche, repros de Lichtenstein…), effet d’hypnose
provoqué par la répétition hachée des prises de vue
chronologiques : huis-clos des autoportraits numériques,
passage inexorable du temps, sans narcissisme ». En remontant
dans le temps (et l’espace bien plus proche), mémoire de ce que
faisait à l’identique, dans l’agglomération lyonnaise : le
plasticien Jean-Claude Guillaumon, qui lui aussi pendant des années
s’est photographié tous les jours… Je ne retrouvais pas dans
l’immédiat mes documents sur lui, mais je-esthéticien m’aperçois
qu’ on est (volens nolens) dans l’ère-internet, et qu’il
suffit (3 jours après) de taper
Jean-Claude Guillaumon….pour avoir beaucoup de précisions
sur l’aventure un rien goguenarde de ce créateur d’événements
qui ne se prend pas au tragique mais donne de sa personne chaleureuse
pour diffuser l’art actif dans des milieux géographiques ou
sociologiques souvent délaissés…(merci internet !)
En musique, on songe évidemment à ce
dont la Bande des Quatre (Américains) Répétitifs a su abreuver les
publics assez vite conquis : La Monte Young, Steve Reich, Terry
Riley, Phil Glass….Donc, presqu’au hasard dans le fatras du
disponible :
(audition d’un extrait de
l’opéra Akhenaten, de Phil Glass)
où (ici, 1983) les variations
reprennent d’une certaine façon dans l’histoire musicale
l’esprit du thème et variations, mais avec « glissements
progressifs du plaisir », comme titrerait Robbe-Grillet…à
l’intérieur de chacun des éléments temporels. Mais un archétype
plus intransigeant semble ramener à la fin du XIXe quand Satie
en I893 écrit Vexations, qui doit répéter à
l’identique un « thème » (énoncé) suivi de sa
variation « contrapuntique » atonale … 840 fois, ce
qui prend, selon les interprétations (et la fatigue du ou des
pianistes qui se relaient !) entre 14h et 24 h. (C’est en fait
John Cage qui un demi-siècle plus tard a fait tenter l’expérience,
ensuite reprise en plusieurs modalités de « concerts »).
(Par contraste absolu, audition du 3e
« mouvement « de Socrate, La mort
(texte du Phédon platonicien), ou quand le Maître d’Arcueil cesse
de jouer avec la science amusante des paradoxes…
(interprétation idéale, dans la
version avec piano, d’Hugues Cuénod et Geoffray Parsons)
Et pendant qu’on est aux clins d’œil
et d’oreille, selon la provocation répétitive, rappelons un
modèle absolu, où Aragon, alors dadaïste,
donne, dans Le Mouvement Perpétuel, un
Persienne persienne
persienne….
….où, avec le mot-clé 20 fois
répété, et lui seule substance du « poème », il faut
être aussi attentif à la mise en espace de « versification »,
à l’alternance de Majuscule et Minuscule initiales, et au ?
qui conclut l’ultime profération de Persienne ?
Mais revenons vers le début du XIXe,
où Schubert tente des expériences sur le temps-pivotant, et d’une
certaine manière pratique l’alternance entre le flux
matière-temporalité (les « ruisseaux » qui baignent
bien des lieder – tout au long de La Belle Meunière,
p.ex. ou « pour chanter sur l’eau », D.774 , des
mouvements de sonates ou de quatuors ; ou alors le mouvement
perpétuel du rouet pour Marguerite) – et la fixation sur une
« image », un motif, une cellule qui tendent à
immobiliser le temps (Proust parlera de « point fixe »,
douloureux, p.ex. pour la chambre où l’enfant attend à Combray
que sa mère vienne lui donner le baiser rituel: « A Combray,
tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le
moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin
de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait
le point fixe et douloureux de mes préoccupations. »
Au terme de l’écriture (et de la
vie), la répétition du motif rythmique qui semble faire avancer
Winterreise : (3,Larmes gelées ; 7, Sur le
fleuve ; 16, Dernier espoir ; 17, Au village )-, fût-ce…
en cercle (15,La Corneille ; 24,Le Joueur de vielle, qui finit
par s’arrêter… pour mieux engendrer la durée perpétuelle), et
le trille à la basse du piano (1er mvt. de la Sonate
D.960, p.ex.), eux aussi constituent un axe réitératif, armature
« ouvrant » et « clôturant » à la fois tout
un mouvement.
Une forme plus « légère »
est rencontrée dans le lied D.917, « Im Grünen »
(où une traduction française du leit-motive : « dans la
verdure » appelle un certain perroquet de Zazie, mais à bien
y réfléchir, on n’est ainsi pas loin du sujet !) : le
bien médiocre poème de F.Reil suscite l’intérêt par la
répétition obsessionnelle (30 fois !) de cet « en
vert ». Schubert en tire une substance rythmique
« giratoire », qui « court » paradoxalement
et aussi marque le temps en se calant sur l’obsessionnel « im
Grünen » (en esprit : une chaconne issue du baroque ?),
ainsi transfiguré, par delà les couplets de longueur et structure
subtilement décalés… Et notre sensation – si toutefois nos
affinités électives, loin de s’agacer d’une telle répétitivité,
nous font adhérer à la substance de l’avant-dernier vers :
« ce bonheur nous l’aurons rêvé » - s’enferme en un
cercle enchanté dont nous éprouvons de la douleur à nous
abstraire, « exigeant » le retour( hypnotique ?)
de l’axe « vert ». Et ici la matière même est
ambivalente, puisque « solide »(et mouvante : le
végétal) en même temps que « liquide » (le pays(age ?)
de l’eau verte en ruisseau-(miroir aussi sous la voûte des
arbres ?), dans l’arpègement au ralenti continuel du piano.
Comme le dit Brigitte Massin : « mouvement perpétuel,
résolution enfin paisible du problème angoissant du temps dans
l’acceptation tranquille d’une respiration »….Et en
termes plus familiers : on pourrait s’y shooter durablement…
Audition(s) avec la
miraculeuse interprétation de Margaret Price et Wolfgang Sawallisch
Une telle « enclave », un
aussi nouveau territoire peuvent aussi se lire – sans le support
des mots de la poésie devenue lied- dans des moments suspendus qui
s’ouvrent chez Schubert avec les pièces pour piano : ainsi,
en épisodes clos, au centre du
3e
Klavierstücke D.846
Ou du 1er
allegro de la Sonate D.959
Semblables territoires font songer à
l’un des participants à l’esthétique Banquet du Jeudi, Jérôme
Dorival, qu’il ne se sépare jamais – fût-ce en voyage
quotidiennement croix-roussien et hebdomadairement helvétique- de
ce qui concerne sa Chère et Belle Hélène (de
Montgeroult, 1764-1836), l’aristocratique pianiste et
compositrice qui dès la fin du XVIIIe sut trouver des accents
pré-chopiniens…Ou ici ,( par le biais d’un enregistrement de
concert, Bénédicte Harlé (Etude n°41),
pré-schubertiens, en une giration fiévreuse qui elle aussi opère
un centrage de petit monde clos, répétitif à sa manière… On est
ainsi amené à rappeler « l’immobilité » du 3e
mouvement de la Fantaisie op.17 que
Schumann écrivit initialement en participation au
« Monument Beethoven » imaginé par Liszt, Clartés
stellaires, qui suspend le temps…et « enferme »
dans un cercle magique. Ici comme en toutes ces expériences circule
peut-être aussi la crainte de finir – image de la mort – qu’on
peut tâcher d’exorciser en « hypnotisant » sur (par)
le désir d’un retour, répétition salvatrice qui à sa façon
fait renaître la conscience…
D’où – pas si longtemps avant ,
1776, la composition par H. de Montgeroult de son immense Cours
Complet de Piano, - la tentative totalement novatrice de J.J.Rousseau
dans ses Rêveries(5e
Promenade) : saisir un Temps Naissant, intact,
suspendu, miroir et condition du bonheur, pur présent alors que
« tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y
garde une forme constante et arrêtée ; …toujours en avant ou
en arrière de nous, (nos affections) rappellent le passé, ou
préviennent l’avenir, qui souvent ne doit point être…A peine
est-il un instant où le cœur puisse véritablement nous dire :
Je voudrais que cet instant durât toujours… » . Rousseau
vient là d’évoquer « le flux et le reflux de l’eau, son
bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche
mon oreille et mes yeux, (qui) suppléaient aux mouvements internes
que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire
sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De
temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur
l’instabilité de choses de ce monde, dont la surface des eaux
m’offrait l’image, mais bientôt ces impressions légères
s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continuel qui me
berçait… » Et plus loin, il analyse « l’état
dans lequel où (je me suis trouvé à) à l’Ile Saint-Pierre,
soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de
l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au
bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le
gravier. De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De
rien d’extérieur à soi, sinon de soi-même et de sa propre
existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même,
comme Dieu. »
On aura remarqué l’extraordinaire
musicalisation du « relevé de conscience », par cette
réduction au sonore délivrée de la volonté, de cet abandon à
des rythmes et des harmonies en arrière-plan (devenus sortes de
souvenirs des règles « disciplinaires » de l’esprit),
ne captant pas l’attention, et aidant la rêverie à faire surgir
essence par primat (heureux) d’existence. (Plus besoin d’un
« Devin de Village » pour prouver quoi que ce soit sur
la capacité musicienne, cher Jean-Jacques ! ) Le tempo
ralenti…du Temps aide à cerner, contre « l’obstacle »
et dans « la transparence »( selon les termes du livre de
Jean Starobinski sur J.J.R), cet état que décrit aussi
Robert Mauzi(« L’idée de bonheur au
XVIIIe ») : « Pour que l’âme puisse oublier le
temps, il faut que le corps s’en souvienne. Ce temps purement
sensoriel doit servir d’accompagnement silencieux à la rêverie…
A travers la régularité d’un rythme immuable, les choses peuvent
communiquer à l’âme leur stabilité profonde..La conscience
d’exister, que les sentiments ou la pensée risquent de faire
éclater, peut s’appuyer sur quelques sensations élémentaires,
qui l’immergent dans le grand rythme universel. »
Schubert « obtient » dans
certains chants de nature mystique (en tout cas de communion avec
l’univers) analogue enfermement suspendu dans les limites
invoquées du temps et de l’espace : le chœur « Nachthelle »
(D.892, 1826), où l’accompagnement lancinant de piano,
avec ses battements, peut évoquer aussi bien les minuscules
ondulations d’une surface d’eau calme (le lac de Bienne ,
pourquoi pas ?) que – selon Brigitte Massin, « le
scintillement des étoiles dans la nuit ». Ainsi encore en
va-t-il du piano dans Nacht und Träume (D.827),
lied magique où peut-être aussi cela « scintille »,
voire aussi sans nulle référence à la matière, fût-elle de la
Nature…
Ainsi tendant au « presque rien
et je ne sais quoi » cher à Vladimir Jankelevitch, on peut
songer à cet (apparent) délaissement de la volonté qui… guide
un Luc Ferrari (1929-2005) quand, apparemment
impavide, il laisse couler la durée pendant le spectacle de son
Presque Rien n°1 (lever du jour au bord de la
mer) et récidive dans le n°2 (ainsi continue la nuit dans ma tête
multiple). Les rapprochements faits par le compositeur avec le
« minimal art » sont éclairants, et la personnalité de
ce gentleman-performer (avant la lettre) distancié au 6e degré
(« j’ai inventé en 1982 un procédé formel que j’appelais
avec une certaine impertinence « hypersérialisme
post-informatique ») permettent de réfléchir à ce que ses
adversaires (devinez lesquels !) pouvaient nommer… « degré
zero de l’écriture ». Et pour ce qui nous occupe en cette
investigation, un microcosme « sans qualités », en tout
cas immobile, anti-dramatique sinon sans relief, évoque également
la « Description de San Marco » d’un
Temps implicite, capté par Michel Butor, elle-même pourtant plus
« construite » qu’il n’y paraîtrait, et en tout cas
polyphonique dans la superposition spatio-temporelle.
On y reviendra, de même que du côté
d’une citation-lecture terminale, puisée aux Quatre
Quatuors de l’écrivain américano-anglais Thomas
Stearns Eliot (1888-1965), surtout connu en France par sa
pièce « Meurtre dans la Cathédrale » :
« Les paroles se meuvent, la
musique se meut/Seulement dans le temps, mais cela qui vit seulement
/Peut seulement mourir… Les paroles peuvent, ou la musique,
/Atteindre le repos, comme un vase chinois/ Se meut encore,
perpétuellement, dans son repos/ Non pas le repos du violon,
cependant que la note dure,/ Non pas cela seulement, mais la
coexistence, / Ou disons que la fin précède le commencement, / Que
la fin et le commencement ont toujours été là / Avant le
commencement, après la fin. / Et tout est toujours maintenant… »