mardi 18 décembre 2007
lundi 17 décembre 2007
Texte de Philippe Lavergne 1
PREAMBULE
Il s'agit là d'une tentative de mise en forme de discussions à bâtons presque rompus entre deux amis musiciens, s'interrogeant sur ce qui fait l'essentiel de leur matériau, à savoir le temps, d'une part – ce qui constitue le premier texte –, et, d'autre part, une réflexion de ces deux mêmes amis sur Spinoza dans son rapport entre le réel et la pensée, qui semble s'articuler autour du concept de concept, ce qui semble n'avoir qu'un très lointain rapport avec la musique au premier abord (mais il ne faut pas s'y fier) – et c'est ce qui constitue le second texte.
Ces deux textes sont juxtaposés sans qu'il y ait d'articulation explicite. Néanmoins un regard clairvoyant y trouvera des liens subreptices prouvant que le cheminement de la pensée construit sa propre homogénéité.
Philippe Lavergne
REFLEXION SUR LE TEMPS
Saint-Augustin, Kierkegaard, Bergson
I – Définitions
Peut-être serait-il bon au préalable de redéfinir des notions de sens tellement voisins qu’elles se chevauchent et provoquent des interférences de significations difficilement analysables: ce sont le possible, le virtuel et le probable. Ces notions appartiennent toutes trois à l’irréel à des degrés différents, entendons par là que ce ne sont pas des choses à proprement parler, mais elles entretiennent néanmoins avec le réel certains rapports qui sont spécifiques à chacune d’elles.
Le possible n’appartient pas au réel. Il se définit comme la non-contradiction en soi, ainsi que l’a dit Leibniz, mais l’objet seulement possible n’existe pas, ou tout au moins pas encore, et il ne peut éventuellement exister qu’à certaines conditions. Il lui faut pour cela des déterminations extérieures à lui déjà existantes dans le réel, propres à lui donner corps. On pourrait dire que l’objet possible est aspiré par des déterminations réelles pour accéder à l’existence, et qu’il se situe dans les limbes d’une existence future. Par contre, cet objet simplement possible tout en n’étant pas de l’ordre du réel, appartient néanmoins à la réalité, car remplissant le concept de possible, il peut agir dans le réel : en orientant d’une certaine manière la réalité, il peut déjà avoir une incidence sur le réel, ne serait-ce qu’en modifiant le comportement des individus qui le considèrent ou non comme souhaitable et par conséquent oeuvrent ou non à sa réalisation. Il en est de même du concept, qui, loin d’être une abstraction dégagée du monde des choses, est un instrument d’action qui y est au contraire profondément inséré, et par conséquent en tant que tel, il y est éminemment opérationnel. Cela induit donc une différenciation entre réel et réalité, laquelle sera analysée plus tard.
Le probable, lui non plus, n’appartient pas au réel mais il évalue la plus ou moins grande chance qu’un possible peut avoir d’advenir au réel en fonction de causes qui, elles, y sont déjà incluses. Tous les possibles ont, en théorie, la capacité de se réaliser, mais certains avec une frange de probabilités tellement infime qu’elle en confine à l’impossible. Il existe donc dans le réel une ouverture essentielle à ce qui n’existe pas encore afin de l’accueillir. L’amplitude de cette ouverture est précisément le probable : plus l’ouverture est large, plus les chances de réaliser le possible sont effectives et inversement. Mais en toute rigueur on ne peut cependant pas passer de l’ordre du « pratiquement pas possible » à l’ordre du « carrément impossible ». Ce qui détermine la réalisation d’un possible est donc l’ensemble des causes existantes, celles-ci pouvant éventuellement être tellement faibles que cette réalisation a toutes les chances de ne pas se produire. Néanmoins le possible résiste au non probable et ne lui est pas réductible et même le plus improbable reste en toute rigueur possible.
Le virtuel, enfin, est le propre de la représentation : c’est le lieu de l’image, éventuellement prise dans un sens métaphorique, et c’est aussi celui de l’interprétation qui est proprement « l’image » que l’on se fait d’un texte ou de tout autre objet que l’on considérera comme un texte, c’est-à-dire sous l’aspect de son sens, y compris l’image elle-même lorsqu’il s’agira d’en saisir la syntaxe comme dans l’analyse filmique par exemple, ou d’en dégager le sens dans la photographie, la peinture ou la publicité. L’image participe du réel en tant que chose à part entière, ne serait-ce que par son support matériel, mais en même temps de la réalité en tant qu’instaurant un différentiel entre l’objet représenté et son transfert dans la représentation. Cette ambivalence ne devient ambiguïté que lors de manipulations politiques où la passage du réel à la réalité et vice versa se fait sans qu’il soit annoncé. On pourra prendre ainsi comme réelles des réalités qui ne sont qu’interprétatives et faire passer pour naturelles des lois qui ne sont en fait que des décisions fondées sur du désir.
De même l’interprétation en tant que texte susceptible à son tour d’interprétation, est de l’ordre du réel, puisque elle est elle aussi matérialisée, mais elle participe également de l’ordre de la réalité car elle instaure une zone intermédiaire entre un texte et la compréhension que l’on peut en avoir. Ce qui est irréel c’est l’objet dans l’image, mais l’image et l’objet sont tous les deux réels objectalement appréhendés, et le virtuel est le rapport de cet irréel à la réalité de l’image et à celle de l’objet. Pour l’interprétation, ce qui est irréel réside dans le seul fait qu’elle reste possibilité de sens. Cet irréel est néanmoins actif mais se situe dans le rapport existant entre le texte donné et la compréhension qui en est élaborée et non dans une chose tangible et inamovible. Faire d’une interprétation un réel, bien que ce soit monnaie courante, ne laisse pas d’être une faute conceptuelle. C’est proprement mélanger ce qui appartient au monde des choses avec ce qui appartient au monde de la pensée. [1]
Dire qu’une image est fausse voudrait dire en toute rigueur qu’elle ne représente pas fidèlement l’objet dont elle est l’image, bien qu’elle puisse continuer d’être une image, donc un objet. Mais elle ne peut pas être dite fausse en soi, pas plus qu’un quelconque objet ne peut être dit faux, dans la stricte mesure où il est. Même un objet mal conçu par rapport à la finalité de son usage ne saurait être dit « faux ». Puisque l’image est elle-même un objet elle se situe sur un autre plan que celui de l’erreur ou de la vérité : elle est une chose quelle qu’elle soit. Elle ne pourrait peut-être être dite fausse que si on la confondait avec l’objet qu’elle représente, mais cela n’arrive que dans les actes de tromperies volontaires. Dans ce cas l’image fait de l’irréel un objet qui a toutes les propriétés du fantasme sans avouer l’être et qui, dès lors qu’il est situé en un lieu inatteignable, et c’est précisément là que se situe la tromperie, peut être investi de la capacité de juger de la validité des choses réelles. Nous sommes là dans le domaine de la propagande, dont le but est précisément la confusion entre un objet et sa représentation, en faisant en sorte d’inciter les naïfs à croire qu’agir sur la représentation c’est aussi agir sur l’objet et dans le réel et en réussissant à le faire admettre par l’ensemble des individus ciblés en vue d’une manipulation efficace.
Á titre d’exemple citons cette anecdote. Á la fin du « Cuirassé Potemkine », Eisenstein a filmé une escadre venant soutenir les marins révoltés. Or cette escadre, au lieu d’être russe était en réalité allemande et les images étaient tirées d’archives. Pour les besoins de son film et n’ayant pas d’escadre russe sous la main au moment voulu, il a utilisé ce qui lui était accessible parmi les documents disponibles. Dans l’économie du film, il fallait qu’une escadre arrivât, quelle qu’elle fût, et que le spectateur la prît pour une escadre russe. Cette image est cohérente et en ce sens elle peut être dite vraie dans la réalité interne du film. Elle n’est fausse qu’au regard de la réalité internationale qui, elle, lui est extérieure. Et si quelque observateur a pu prendre cette escadre pour réellement russe et en a déduit quelque conséquence quant à la puissance maritime de la Russie, on peut dire simplement qu’il s’est trompé de réalité et que cette erreur n’est pas le fait d’Eisenstein, ni une fausseté de l’image en elle-même. Il y aurait eu tromperie volontaire et par conséquent propagande éhontée si Eisenstein avait explicitement spécifié qu’il s’agissait réellement d’une escadre russe. Dans l’espace d’une fiction, même représentative d’un discours politique évident, seule importe la cohérence interne de l’œuvre. Il peut être toutefois légitime d’ouvrir le débat en ce qui concerne les intentions de l’auteur, mais au regard de la validité logique de l’image on ne peut considérer que sa signification à l’intérieur d’une réalité précisément délimitée, celle d’une œuvre d’art ayant une valeur autonome. [2]
Ainsi peut-on dire que le réel est l’ensemble des choses, et la réalité, l’ensemble des rapports qui s’opèrent entre les choses sous le regard d’un opérateur qui précisément établit ces rapports en créant un différentiel essentiel, lequel met les choses du réel en connexion-disjonction. On appellera donc différentiel le concept qui intègre la conjonction (unité) et la distance (différence) et fait apparaître alternativement l’une dans l’autre dans leur co-existence.
II – Le temps
Le passé est alors du virtuel, car il est le reflet d’une réalité antérieure abolie. Il appartient donc à la réalité comme figure d’un réel achevé, comme signe d’une existence ayant vécu ainsi que peuvent en témoigner les vestiges, et en tant que tel il est la marque de la nécessité : il ne peut pas se faire que ce qui a vécu ne puisse ne pas avoir existé, malgré d’éventuelles manipulations volontaires de l’histoire ou des oublis faute de documents. Nous vivons dans un monde où il est absolument impossible que César n’ait pas franchi le Rubicon, pour reprendre de nouveau un exemple de Leibniz, quoique l’on puisse en imaginer légitimement un où il ne l’aurait pas fait, mais cela uniquement dans le mode de la fiction. Ce fait historique est certes une réalité, mais il n’appartient pas à proprement parler au réel puisqu’il est révolu, et ne peut pas prétendre par conséquent au statut de chose.
Cela ne veut évidemment pas dire que ce qui est passé était nécessaire lorsqu’il était présent ; ce serait justifier alors les pires abominations humaines en faisant l’hypothèse malsaine d’une nécessité finalisée au moment même où les événements se produisent. Cela veut simplement dire que le passé est la seule instance temporelle dont on peut être sûr, ce qui du reste ne suppose aucune échelle de valeur par rapport aux autres instances, présent et futur, qui agissent dans le réel d’une autre manière. Cette sûreté n’en est pas pour autant positive car elle peut être, on le verra, source de désarroi et d’effets dévastateurs pour l’existence.
Cependant, si le passé est un virtuel, on pourrait penser à l’inverse que tout virtuel n’est pas de l’ordre du passé. Il existe certes dans le langage courant un virtuel du futur lorsque les conditions de sa réalisation sont telles que l’événement attendu doit, ou plus exactement devrait, se produire immanquablement. Il est vrai que même en ce cas, la frange d’aléatoire, bien qu’infime, est toujours présente. Le virtuel du futur n’en est pas moins envisagé la plupart du temps comme une certitude, mais il est toujours très dangereux de le considérer comme réel. Et c’est précisément à cause de cette certitude que l’on considère fantasmatiquement le futur comme déjà joué. Je me place en pensée à un moment postérieur à l’événement qui n’est présentement que futur et le considère donc comme déjà passé, comme un « il aura été ». Le virtuel du futur est alors une prémonition de ce qu’il sera lorsqu’il sera passé et à la rigueur il ne peut qu’être dit potentiellement réalisé. On ne peut dès lors parler de virtuel que sur le mode du passé, même si ce passé n’est pas encore réalisé mais seulement fantasmé.
Enfin l’avenir recouvre le champ du possible. Étant donnée une situation, il existe un certain nombre d’autres situations qui peuvent en découler d’une manière logique, mais selon un niveau de probabilité déterminé par la situation présente. De même qu’au jeu d’échec, tout coup joué permet de considérer un certains nombre d’autres coups valides mais non pas tous valables en fonction de la physionomie de la partie, les uns étant désavantageux pour le joueur et les autres inutiles, donc en eux-mêmes gênants et par conséquent à proscrire. Il faudra alors éliminer une grosse quantité de possibilités offertes pour n’en garder qu’une seule, celle qui pourra s’insérer dans le présent avec le maximum de cohérence désirable.
Mais attention, ce mot de « cohérence » peut prêter à confusion. On pourra objecter que bien souvent cette cohérence n’est pas véritablement réalisée : nombres d’actions absurdes voient le jour en dépit du simple bon sens. Mais là nous ne prenons pas ce mot dans la même signification. Un possible ne peut être appelé à l’existence que s’il existe une correspondance dans le réel, si, d’une manière ou d’une autre, ce réel est déjà ouvert à l’existence de ce possible particulier. L’absurdité de telle ou telle décision n’étant que de l’ordre de l’aléatoire humain souvent fondé sur un désir se voulant omniprésent ou sur le pouvoir qui prétend régenter ce qui pourtant se donne comme fondamentalement indécis. L’incohérence humaine n’est pas réductible à une cohérence logique qui en est totalement autonome. Par exemple, s’il existe dans la vie courante un conflit entre une cohérence d’ordre économico-politique et une cohérence d’ordre éthique, conduisant bien souvent à des réalisations stupides au regard de l’une ou de l’autre suivant celle que l’on privilégie, les deux étant bien évidemment sûres de leur validité logique, cela ne détruit pas pour autant le sens de la cohérence qui fait qu’un possible est réalisé selon une formalisation rationnelle issue du réel lui-même. En ce cas-là le rapport de force est déterminant, et seul se réalise le possible qui bénéficie de la plus grande dynamique ; mais l’intégration de tel possible au réel, si elle a effectivement lieu, répond néanmoins à une instance logique inaltérable.
Ce sont les choses qui sont passées, mais le passé est présent en lui-même puisque nous sommes capables de le remémorer à l’instant même, et toute remémoration est un acte au présent. En tant que représentant d’un univers aboli le passé est un virtuel. Le futur lui, est l’ensemble des possibles quelles que soient leurs probabilités d’existence. Le présent fait passer le possible dans le virtuel tout en restant éternellement présent. Le présent est donc le nœud d’organisation des causes qui actualisent tel ou tel possible en le rendant réel, afin qu’il puisse immédiatement passer dans le virtuel. Le présent est le lieu d’un double opération : sélection et réalisation. Cette opération ne se fait pas en deux temps puisque la sélection du possible est déjà sa réalisation ou inversement la réalisation d’un possible est déjà la marque de sa sélection. La différence entre les deux ne réside que dans l’analyse ultérieure du phénomène, et de ce fait, sans être par elle-même réelle, elle n’en est pas moins inscrite dans la réalité.
Métaphore pour métaphore, au lieu de représenter le présent comme un curseur qui se déplace sur la ligne droite du temps, et de dire que le temps s’écoule à l’image du sable du sablier ou de l’eau de la clepsydre, on pourrait l’imaginer comme le trou d’une filière qui concentre la matière en fusion encore informelle afin de lui donner la forme et l’épaisseur requises pour le fil qui en sera issu, le futur étant cette matière première amorphe au sens propre, le passé étant le fil qui résulte de l’opération d’effilement et le présent, l’outil qui fait passer de l’informe à la forme. Loin de se déplacer, le présent fait passer en lui les événements pour les conditionner dans leur actualité.
Que se passe-t-il donc à l’intérieur de cet outil ? Comment une sélection-formation est-elle possible ? C’est toute l’alchimie mystérieuse du présent, seul représentant réel du temps.
III – Saint Augustin
Saint Augustin s’inscrit en faux contre nombre de théories jusque là en vigueur depuis l’antiquité quant à la conception du temps, lesquelles selon lui, ont eu le tort de le spatialiser : le temps n’est pas dans les objets, le temps n’est pas dans le mouvement, le temps n’est pas dans la réitération cyclique des mêmes phénomènes. Bien au contraire tous ces phénomènes, déplacements ou choses supposent le temps comme fondateur de leur existence réelle. Un beau texte exprime le malaise que l’on éprouve face à l’ambiguïté du temps puisque nous sommes dans l’impossibilité de l’appréhender intellectuellement: « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. »[3]
Le temps ressort de l’expérience immédiate : je suis, je vis, j’existe dans le temps, aucun doute n’est possible. C’est la condition même de cette existence et pour le chrétien qu’est Saint Augustin le signe de sa perdition : le temps est la marque indélébile de la finitude et donc de la déréliction humaine par rapport à l’éternité de Dieu. Mais dès qu’il s’agit de le comprendre conceptuellement, le temps s’échappe : je ne peux le définir autrement que par les évidences banales qui le présentent dans les trois dimensions habituellement perçues : passé, présent avenir. Pauvreté de la pensée et du savoir humains, surtout par rapport à l’omniscience divine !
Le temps ne réside pas dans l’extériorité, mais il est le résultat d’un ressenti profond. Objectivement le temps ne saurait exister puisque le passé est inactuel parce que révolu, l’avenir tout aussi inactuel parce que pas encore advenu et le présent, suture infinitésimale entre ces deux dimensions par essence inexistantes, ne peut avoir lui-même d’existence réelle. On en arrive à penser que le présent n’a pas de réelle consistance, et même que le temps en général n’a d’existence que fantasmatique.
Or je ne saurais douter de l’existence du temps, puisque je peux le mesurer : on ne peut avoir de connaissance quantitative d’un inexistant. Où réside-t-il donc, sinon dans mon esprit : « C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne me fais pas d’objection : c’est un fait. Ne m’objecte pas le flot désordonné de tes impressions. C’est en toi, dis-je que je mesure le temps. »[4]
Dieu crée le temps comme il crée toute chose, certes, mais je ne me rends compte de l’existence du temps qu’en le mesurant. Cette mesure est une opération de mon esprit, or comme le temps n’est pas extérieur, cette mesure est, non pas créatrice, mais révélatrice du temps. C’est au moment où je mesure le temps que j’en prends conscience, ou, en d’autres termes, conscience et mesure du temps sont une seule opération de l’esprit et ne sont dissociées ensuite que dans une analyse seconde. Et même si cette mesure n’est pas élaborée de manière rigoureuse à l’aide d’appareil de mesure précis, le simple fait que je puisse dire que tel laps de temps est plus long qu’un autre induit une appréciation aussi subjective qu’elle soit de la temporalité en acte. Le problème de Saint Augustin n’est pas dans l’exactitude de la mesure du temps, mais dans le fait qu’il soit mesurable par un travail spirituel constitutif en lui-même de sa nature. Que ce soit par rétention dans le souvenir ou par protension dans l’attente, l’esprit élabore la compréhension que l’on a du temps et permet par là même d’en comparer les différentes parties, donc proprement de le mesurer. Mais si j’ai conscience de ces deux dimensions, ce ne peut être que dans le présent dans lequel elles se retrouvent et qui les conditionne dans leur opposition : comme si le présent concentrait en lui-même les deux directions et en était en fait à l’origine.
Dans un sens il est possible de parler d’une conception psychologique du temps chez Saint Augustin. C’est l’esprit qui engendre son appréhension, ou plutôt qui exalte sa révélation; il en est de plus l’agent discriminateur par le fait que c’est dans cet esprit présent que s’opère la distinction des différentes dimensions du temps. Cette intériorité du temps suppose une conscience ayant quelque pouvoir fondateur puisque le temps n’est plus une donnée extrinsèque. Mais si le temps est une extension de l’esprit et est issu d’une activité proprement spirituelle, cela ne veut pas dire qu’il soit totalement subjectif, car chaque ego serait alors initiateur de son propre temps, et il ne pourrait plus y avoir de communauté spirituelle entre les hommes, ni de commune mesure du temps. Or à l’évidence, cela est tout à fait faux. Ce n’est en effet pas le cas : je suis capable de mesurer le temps et la mesure est précisément ce qui se partage entre les différents esprits qui ont la même conscience du temps, et de fait le temps est la chose de l’esprit la mieux partagée.
L’idée que le temps est la mesure du mouvement remonte à Aristote. D’après Long et Sedley : « Aristote avait défini le temps comme « le nombre du mouvement en référence à l’avant et à l’après » (Physique IV, 219b2) ».[5]Et pour Saint Augustin, si le mouvement n’est pas le temps lui-même, il n’en reste pas moins éminemment temporel. Le temps est donc intimement relié à l’espace qui est le lieu commun de tous les hommes. Ainsi, en dépit du fait que le temps puisse être apprécié différemment selon les dispositions psychologiques de l’individu qui l’envisage, un même laps de temps pouvant être ressenti comme « long » ou « court » en fonction d’une attente ou au contraire d’un plaisir intense, le temps reste une donnée immuable appartenant à l’ensemble des humains et par là même objectivement déterminé.
En rejoignant la position des Stoïciens, on peut dire que le temps est un « incorporel », c’est-à-dire que sa nature n’est pas objectale, mais est le fruit d’un rapport dont le présent est le noyau actif. Nous sommes certes toujours au présent, et ce présent est toujours là où nous en sommes du point de vue temporel, mais ce présent se scinde en deux dimensions, l’une virtuelle, l’autre possible. C’est précisément cette scission qui l’oppose à l’homogénéité de l’éternité divine qui, elle, est toujours actuelle par une perfection qui est constamment réelle dans son infinité.
Nous autres hommes nous vivons dans l’éphémère, dans un présent ponctuel proprement inexistant, ou tout au moins que nous ne pouvons pas matérialiser, ni même saisir par notre intelligence, mais qui ne prend de réalité véritable que dans son rapport au passé et à l’avenir. Par opposition, seule l’éternité est réelle, seul Dieu peut être dit réellement existant. L’homme se meut dans un monde de virtualités et/ou de possibilités dont il n’est qu’un élément passager. D’où cette idée que ce monde soumis au temps est un monde inférieur par rapport à la plénitude éternelle de la réalité divine, puisque c’est un monde soumis à la corruption et à la décrépitude, lesquelles sont de toute évidence des éléments totalement destructeurs et par conséquent peu sympathiques. De ce fait le temps est bien en lui-même la marque du négatif et derechef de la finitude humaine.
La problématique de Saint Augustin est donc en définitive essentiellement métaphysique par le biais de la théologie, bien que son approche des déterminations du temps puisse être considérée sous un angle psychologique du fait qu’il analyse très finement la plasticité de l’appréhension du temps en fonction des situations vécues.
Et l’on repère là immédiatement une filiation platonicienne : le monde des Idées, par son immuabilité, est par essence supérieur à ce monde instable qu’est le nôtre et sur lequel ne peut s’établir aucune confiance étant donné qu’il est constamment changeant et donc incertain en son essence. Cette conception est d’ailleurs la marque de tout un pan de la philosophie classique, Descartes compris, pour qui le monde extérieur est soumis à une juridiction qui l’infériorise à cause de sa capacité à tromper les hommes sur sa véritable nature.
Il faut donc opposer au monde du temps avec son cortège de corruptions et de souffrances, un monde éternel conçu comme modèle du nôtre qui n’en est qu’un pâle copie, dépourvu de tout ce qui fait la misère humaine, à commencer par cette présence de la mort co-existentielle à l’essence de l’humain. Le temps est un germe morbide : en lui s’abolit toute chose et principalement notre vie. Rappelons que Chronos dévorait ses enfants. Il n’est donc pas « aimable » au sens d’être digne d’être aimé. Il est juste supportable, comme on dit que l’on supporte une souffrance avec « philosophie », et il représente l’incontournable nécessité de la finitude humaine. On ne peut lui attribuer la grandeur et la beauté que revêt l’éternité.
Les élans lyriques de Saint Augustin attestent la plénitude de l’amour qu’il porte au divin par opposition à la déchéance mondaine. Les analyses qu’il propose sur le temps sont en fait conçues pour exalter par contre coup ce monde intemporel, éternel, extatique, d’une pureté par définition inhumaine.
IV – Critique du temps
Le temps est précisément ce que l’homme ne peut maîtriser. Il est pratiquement impénétrable dans le futur malgré un désir généralisé et très symptomatique de l’anxiété humaine de vouloir le prévoir, que ce soit par l’observation des astres ou par les sondages d’opinion, qui procèdent tous deux de la même attitude magique. La première par la prétention qu’elle manifeste de vouloir interpréter un profond mystère qui s’exprime dans l’éloignement physique des objets qu’elle interroge, et les seconds voulant accéder à la résolution des mêmes mystères mais avec la caution de la scientificité, donc relevant d’une magie recouverte par le masque du nombre, figure tutélaire de l’objectivité ; il est aléatoire dans le présent car les causes présidant à la réalisation des possibles sont en trop grand nombre pour être clairement appréhendées par un entendement fini ; enfin il est irrécusable dans le passé puisque par essence il est accompli et partant irrévocable.
Le temps n’offre donc aucune prise à la volonté. Celle-ci alors se venge de sa propre incapacité en l’accusant d’être porteur de tous les méfaits de la nature humaine à commencer par son vieillissement, sa souffrance, sa mortalité. Le temps est le vecteur du mal, mieux il est le Mal lui-même, en ce qu’il représente ce qui est le plus contraire à la vie. Ce qui malgré tout reste paradoxal puisqu’il est évident que la vie ne s’appréhende que dans le temps : condamner le temps, c’est donc condamner la vie. Et là encore, la situation est relativement malaisée, puisque ce serait condamner une part de la création, ce qui outrepasserait nos capacités et irait à l’encontre du créateur ce qui est évidemment inconcevable et friserait le blasphème. La contradiction est difficile à résoudre.
Il fallait donc culpabiliser le temps en lui opposant son exact contraire : la stabilité éternelle d’un bonheur extatique et sans mélange dont la caractéristique est de se situer au-dessus de ce qui est dévolu à la nature humaine, laquelle est de ce fait fortement dévaluée. Le monde, le temps, l’homme lui-même sont violemment dépréciés par rapport à une idéalité transcendante construite dans la négation systématique de ce qui fait une existence réelle. On en arrive à ce paradoxe troublant que ce qui sera considéré comme « vrai » se situe très exactement ailleurs que dans l’expérience vécue : nous n’avons donc en principe aucun moyen de communiquer avec la « Vérité », alors que théoriquement nous devrions la connaître pour y accéder, et d’autre part notre réalité de tous les jours n’est que vague succédané de la réalité véritable qui de ce fait nous est elle aussi étrangère. Monde bizarre en vérité, où la contradiction est le fondement d’une impossibilité à vivre.
D’où les affres d’une vie qui s’expérimente comme une vaste lacune, un négatif généralisé dont l’inscription dans le temps est la marque indélébile. Il est clair dès lors que tout acte temporel est une déchéance par rapport à une surréalité estimée comme la seule véridique puisque immuable.
En fait c’est un système très simple : l’homme est soumis au temps puisqu’il ne peut se l’assujettir. Ce temps est donc la marque d’une faiblesse inhérente à sa nature et le définissant en tant qu’homme. Or Cette faiblesse est incompatible avec l’idée que l’homme se fait de lui-même qui n’aspire qu’à la maîtrise complète des phénomènes, tout au moins dans l’optique de l’humanisme classique où l’homme s’estime roi de la création et valeur supérieure ayant le droit de dominer l’ensemble des créatures. Il lui faut donc humilier le temps, mais par voie de conséquence s’humilier lui-même puisqu’il y est inclus, et d’une humiliation continue et infinie puisque le temps n’est pas réductible en quoi que ce soit au désir humain.
D’un point de vue d’une métaphysique chrétienne d’ascendance platonicienne, telle que la pense Saint Augustin, le temps représente la pire des conditions que l’homme puisse assumer. L’impossibilité d’agir sur lui ne fait que rehausser le prestige de son contraire : l’éternité.
Or, maintenant encore persiste une certaine désaffection par rapport au temps, malgré les apparences. En effet l’existence du temps représente dans notre mentalité d’homme moderne, à l’heure actuelle, indépendamment de ses implications métaphysiques traditionnelles et, bien au contraire, en une sorte de plongée dans l’immanence, un obstacle à la réalisation de projets dont on aimerait qu’elle soit instantanée. Notre époque développe donc la notion de vitesse qui aurait comme fonction de réduire, et, dans une limite idéale, de supprimer ce temps qui s’interpose entre la conception et l’effectuation : sous le prétexte de l’efficacité, nous retrouvons cette ancienne volonté de nier le temps. Nous réintroduisons subrepticement l’idéalité dans le monde sensible, idéalité impossible, mais fortement désirée, d’une absence de temps considéré là aussi comme un négatif, et confinant à une volonté de restaurer dans le monde une éternité déchue de son lieu de transcendance. Ne nous y trompons pas : notre frénésie actuelle de vitesse n’est que la transposition dans la réalité vécue d’une haine du temps qui s’exprimait aux époques de Platon ou de Saint Augustin, (en tenant compte du fait qu’ils n’étaient évidemment pas contemporains !) par un mépris du monde actuel et le désir d’accéder à un univers décrété supérieur. Nous avons abandonné ce désir tout en voulant néanmoins en garder l’objectif. L’idolâtrie que nous manifestons à l’égard du résultat, nous fait restreindre l’intérêt que l’on pourrait porter au processus qui y conduit, voire carrément mépriser celui-ci, comme si le temps passé à effectuer un trajet, à progresser sur un chemin, était autant de retard dans l’accession à un but qui seul aurait de la valeur.
Cependant il est une autre vitesse. La vitesse n’est pas qu’une donnée absolument négatrice de temps et n’est pas condamnable en tant que telle. A contrario, il existe la vitesse de la virtuosité appliquée à n’importe quel domaine, laquelle, paradoxalement, est l’aboutissement d’un long travail passé à l’acquérir. La vitesse n’est plus alors une volonté de surpasser le temps, de « gagner du temps sur le temps », comme l’annonce un slogan publicitaire, c’est-à-dire en fait de l’annihiler, mais de jouir du bon fonctionnement de ses réflexes dans la précision et la vélocité. C’est le signe d’une maîtrise de ses possibilités, donc d’une vitalité active qui n’a plus rien à voir avec une quelconque défiance par apport au temps, mais qui au contraire en exprime le dynamisme.
Serions-nous passés d’un monde où les contraires sont nettement différenciés au point d’appartenir à deux mondes disjoints comme chez Platon où sensible et intelligible ont une interaction laborieuse, ou même opposés comme chez saint Augustin, où cette platonicienne interaction s’abolit dans l’incommunicabilité du temporel et de l’éternel, à un monde intrinsèquement contradictoire, c’est-à-dire où ces contraires sont amalgamés au point d’en être indistincts rendant ainsi le monde quasiment incompréhensible ?
V – Le sens du temps
Cependant ce temps aussi honni soit-il, comment fonctionne-t-il ? Peut-être qu’en ayant quelques lumières sur sa nature, pourrais-je, non pas m’en départir totalement, ce qui est impossible, mais du moins relativiser l’emprise qu’il exerce sur mon existence, édulcorer son action douloureuse sur mon être, en me permettant d’entrevoir même de manière imparfaite la félicité qui m’attend après la mort. La connaissance aussi incomplète qu’elle soit du temps peut être pour moi une approche, disons, une figuration de l’éternité.
Ce qui est, est toujours présent. Si le passé et le futur sont, ils ne peuvent être qu’au présent eux aussi. C’est la structure profonde du présent qui établit le temps. Celle-ci est alors affectée pour pouvoir se différencier en passé et futur tout en conservant sa nature d’actualité. Pour Saint Augustin, l‘essence du temps réside dans l’esprit qui le conçoit, mais, avons-nous dit, il n’en est pas pour autant subjectif puisque je peux le mesurer selon des critères qui ne m’appartiennent pas en propre, puisqu’ils sont l’apanage de l’humanité, et qui me rendent capable de compter des fragments de temps et d’établir des durées comparables entre elles. Tous les hommes ont en effet la capacité de se situer dans le temps quel que soit le mode de mesure qu’ils utilisent.
Comment un tel décompte est-il possible ? En dehors d’un vague sentiment de « longueur » ou de « brièveté » dont je sais qu’il est soumis à mon propre désir, donc à une absence objective d’évaluation, seule la répétition cyclique d’un même phénomène peut me permettre d’appréhender des « longueurs » de temps plus ou moins étendues. Rien qu’en utilisant ces mots de « longueurs » ou d’ « étendue » on se rend compte qu’il n’est guère possible de parler du temps sans le spatialiser par un jeu de métaphores qui souvent sont prises pour la réalité elle-même, et cela d’une manière essentiellement fautive car de ce fait on ne considère plus le temps lui-même mais son image projetée dans l’espace. Il n’est cependant pas possible d’agir autrement : le temps est fuyant et le seul moyen que j’ai de le conceptualiser est de le fixer dans une autre dimension.
La répétition qui permettra d’évaluer et de mesurer le temps peut être naturelle par l’observation immédiate de l’alternance du jour et de la nuit comme cela s’est toujours fait, ou bien artificielle par la création de phénomènes dont je pourrais éventuellement réguler le débit. Du plus simple au plus sophistiqué, l’homme a inventé nombre d’instruments capables de réitérer un même événement à intervalle régulier. Le réveil par exemple.
Que se passe-t-il dans le tic-tac d’un réveil ? Le retour perpétuel du même, au moins jusqu’à épuisement de l’énergie qui met le mécanisme en marche. Mais même après qu’il s’est arrêté, le tic-tac continue de manière inaudible car il persiste virtuellement dans la progression du temps.
Tout phénomène dans l’espace ou tout événement du temps, peut être subsumé par un concept qui l’englobe de sorte que ce phénomène ou cet événement perd sa singularité pour se fondre dans une généralité. Ce genre de généralisation dans le langage de la linguistique s’appelle hyperonymie : toute chose peut faire partie d’un ensemble qui inhibe sa réalité propre pour l’absorber dans une conception généralisante. Par exemple tel chien, appelons-le Médor, ou peu importe car l’essentiel est qu’il soit reconnu dans son individualité par la désignation d’un nom propre, peut être subsumé dans la catégorie des caniches, si Médor est un caniche. Il s’agit là d’un premier étage de généralisation où l’individualité du chien Médor disparaît dans un ensemble plus vaste. Si l’on continue la même démarche, les caniches, en relation avec les bergers allemands, les bassets et autres races canines, peuvent être à leur tour déterminés par le concept de chien encore plus général. En continuant cette opération d’abstraction, le chien sera soumis à un nouvel enveloppement, celui de mammifère. Le mammifère à son tour sera soumis au concept d’animal, puis d’être vivant etc., jusqu’à l’Être, hyperonyme ultime, censé représenter la réalité en son entier, mais totalement dépourvu de détermination concrète, et cela malgré ce que l’on pourrait appeler un « sentiment-d’appartenance-à-l’être » qui pose des problèmes s’apparentant à la mystique.
Au contraire en ce qui concerne le phénomène réitéré, le tic-tac du réveil par exemple, chaque événement est hautement individualisé et ne peut être assimilé à un autre à partir desquels je pourrais commencer à constituer un ensemble. Certes il m’est toujours possible de totaliser le nombre de tic-tacs entendus et en donner un chiffre précis ; mais cette totalisation n’est pas une généralisation. Chaque phénomène continue de valoir pour lui-même. Si je peux construire le concept de chien, c’est que Médor, Mirza et Azor , tout en étant des singularités séparées, possèdent des éléments communs que je peux extraire conceptuellement de leur support organique afin de les dénommer de manière autonome, et ces éléments communs constitueront précisément la définition de l’hyperonyme.
Dans le cas du phénomène réitéré à l’identique la situation est différente : la singularité ne s’abolit pas dans une généralité absorbante, mais revient intégralement sans modification en affirmant sa réalité sans subsomption conceptuelle. On ne peut donc extraire de parties communes et faire de cette extraction une abstraction. La seule différence qui existe entre ces événements répétés réside précisément dans leurs occurrences séparées dans le temps, et c’est précisément par cette différence que l’on reconnaît que « le temps passe » et que dans ce passage le temps nous est donné.
Un « tic » de réveil ne peut guère être analysé : sa brièveté en fait un atome de temps, une unité insécable et par conséquent transposable à l’identique « de temps en temps ». La brièveté du phénomène temporel n’est cependant pas un critère d’insécabilité : on peut concevoir qu’il en soit de même pour des événements plus complexes qui pourraient être éventuellement décomposés en plusieurs parties, mais qui sont néanmoins pris comme une totalité monolithique.
Ce sont par exemple des actes obsessionnels aux procédures parfois multiples mais qui ne sont considérés que dans une globalité qui soude les différents composants en un seul et même événement. L’obsessionnel pose un acte plus ou moins complexe, puis l’efface en en posant un autre exactement identique, de sorte que le premier est totalement aboli et ne peut constituer un passé véritable. Cette abolition totale annihile entièrement ce premier acte qui est cependant nécessaire pour marquer l’ancrage dans le temps. On a donc une double impossibilité : celle de l’effacement, puisqu’il qu’il n’y a pas de véritable rétention dans le passé, et celle de l’affirmation de l’acte puisque celui-ci est immédiatement absorbé par le temps. Chaque acte n’est pas mis en relation avec celui qui le précède et ne se charge d’aucun sens en soi. Cette suite d’actes incohérents quoique ordonnés signe la pathologie, d’où la nécessité de recommencer la même opération qui se heurtera obligatoirement aux mêmes impossibilités.
L’obsession est par essence ambivalente, qui affirme et nie en même temps le même acte. Il ne peut y avoir de progrès possible ni même concevable, puisque chaque acte ne vaut que pour lui-même par son caractère intransitif c’est-à-dire qui ne le relie à aucun objet extérieur à lui : ni but, ni finalité, une simple présence autarcique dont la signification s’anéantit. Les ritualisations sont de cette nature en réactivant le même cérémonial qui donne l’illusion d’être à chaque fois à l’origine du temps. C’est aussi une manière de vouloir maîtriser le temps tout en en affirmant l’impossibilité souffrante. Il en résulte une objectivation du temps : le seul réflexe de survie commande d’expulser de soi cette souffrance en la projetant dans un espace mis spécialement en scène pour la recevoir, d’où, d’une part, les ritualisations d’autant plus complexes qu’elles veulent échapper à leur propre répétition, ou, d’autre part, dans le cas des malades qui réduisent le rituel à un simple dénombrement, le fait d’instaurer un décompte totalement formalisé, qui ne vaut que pour l’acte de décompter et non pour les objets ou les actes qu’il décompte. Il existe une autarcie de l’obsession où l’obsessionnel s’enferme paradoxalement en dehors de lui-même, en dehors de son temps.
Cependant toute répétition n’est pas pathologique. L’art par exemple permet d’exprimer la réitération sans être obsessionnel, ou tout au moins en se donnant la force de dominer une obsession toujours possible. L’ostinato, par exemple, peut être représentatif de l’immobilité et de la rudesse d’un temps non domestiqué, mais il permet d’établir une véritable architecture rythmique où viendront s’enraciner les formes tant mélodiques qu’harmoniques. Épine de temps dont chaque item est une vertèbre : Bartok ou Stravinsky ; ou dans le cas de la basse continue de la musique baroque, l’ostinato est le moteur profond de la rythmique, son dynamisme essentiel. Mais dans les deux cas tous les événements répétés ne sont plus l’affirmation d’eux-mêmes dans l’incapacité qu’ils sont de s’extraire du temps et de le dominer, mais plutôt l’affirmation de la différence qui réside entre chacun d’eux, et c’est cette différence qui est instauratrice de temps. C’est l’entre-deux qui devient positivité, et par conséquent la scansion ne prend de sens que par le passage dans le vide différentiel.
Á cet égard il ne faut pas confondre rythme et mesure. La seconde, régulière dans sa répétition, propose une cartographie abstraite du temps, nécessaire pour les repérages, mais qui risque, si elle prend trop d’emprise, de réifier le geste musical, que ce soit celui du compositeur ou celui de l’exécutant interprète. Au contraire le premier est parcouru de sinuosités, d’irrégularité qui fait de l’accentuation un processus de vie : « La mesure n’est que l’enveloppe d’un rythme, et d’un rapport de rythmes. La reprise de points d’inégalité, de points de flexion, d’événements rythmiques, est plus profonde que la reproduction d’éléments homogènes ; si bien que, partout nous devons distinguer la répétition-mesure et la répétition-rythme, la première étant seulement l’apparence ou l’effet abstrait de la seconde. »[6] Dans le cas de l’ostinato, le jeu de l’accentuation et de la dynamique se superpose à la régularité de la répétition et déjoue ce qu’il pourrait y avoir de statique. Et tout le mouvant de la musique résulte de cette opposition. [7]
VI – Différence
Quand nous parlons d’indifférence, même et peut-être surtout dans son acception relationnelle, celle où l’on ne fait pas attention à autrui, nous signifions l’égalité indistincte des valeurs. Rien ne nous importe vraiment. Tout est égal, tout nous est égal. Nous sommes dans un milieu indéterminé, sans véritable identité individuelle où l’on ne peut concevoir de forces déterminantes. L’indifférence peut-être synonyme de neutralité, d’amalgame, de perte d’affectivité, de dépit aussi de ne pouvoir éprouver de véritables sensations. « Rester indifférent à … » : froideur ou désintérêt, en tous cas anti-affectivité.
Il y aurait aussi un peu de désespoir dans l’indifférence bien que celui-ci ne s’exprime pas habituellement de manière dramatique, sinon il n’y aurait plus ce détachement qui est le propre du comportement indifférent. Puisque l’indifférence est par elle-même relativement pauvre au point de vue émotionnel, il ne saurait y avoir d’expressivité au sens où une subjectivité enthousiasmée, c’est-à-dire étymologiquement possédée par un dieu, se projette sur la scène du monde. On pourrait déceler dans l’indifférence une pudeur, une crainte à vouloir exposer une trop forte affectivité ou a contraire une impossibilité à accéder à une véritable expression : un gommage des aspérités, un arasement des pics de singularité.
Á l’opposé la différence est le lieu du déterminé, de ce qui est affirmé dans la distinction. Ne pas être indifférent à quelque chose, c’est refuser l’amalgame et élire cette chose dans sa différenciation d’avec les autres Toute discrimination a valeur d’éclaircissement en tant que définition et grâce à celle-ci, les parties ainsi séparées pourront s’organiser en unités plus ou moins étendues, en gardant néanmoins une valeur par elles-mêmes: les séparations, les différenciations, les analyses sont de cet ordre, lesquelles opèrent des coupes dans l’indifférencié et en extraient des éléments à la base de combinatoires multiples, à travers lesquelles ces éléments ne sont pas détruits en tant que tels. Opérer des distinctions dans un corpus, quel qu’il soit, c’est proprement l’organiser, articuler ses parties et paradoxalement en justifier l’unité, car sans cette opération de différentiation on ne peut prétendre à un statut unitaire, puisqu’en restant sous forme de magmas, on a affaire à un état antérieur à toute unification. Dans l’indifférencié il ne peut y avoir ni unité ni distinction : le tout absorbe le divers en deçà de toute organisation. Ce qui revient à dire que l’indifférencié n’est ni un ni multiple, il est, simplement, avant toute détermination. C’est à travers la différenciation que le multiple et l’Un prennent leur dimension respective.
Si j’ai conscience du temps, c’est que je peux le mesurer et si je peux le mesurer c’est parce que je suis capable de scinder le continu qui resterait à l’état d’indifférencié temporellement insignifiant. Mais c’est dans l’irrégularité qui sous-tend l’apparente immobilité de la répétition, proprement dans l’instauration d’une rythmique essentiellement dynamique, que je peux dénombrer les éléments réitérés. Si le dynamisme provient de la différence, celle–ci existe aussi au sein même de la répétition, à savoir qu’il n’y a pas de répétition absolument identique sinon nous retombons dans le cas de la répétition pathologique où chaque occurrence est dans l’ignorance des autres dans un enfermement total.
Nous avons alors un double paradoxe : d’une part les items de la répétition sont séparés les uns des autres, mais sont néanmoins liés entre eux de manière sous-jacente ; d’autre part, la répétition n’est jamais celle de l’identique dans la mesure ou cette liaison est pour chaque élément nouvellement réitéré un facteur qui intervient dans leur apparition. C’est précisément pour cette raison que je peux compter des phénomènes qui physiquement sont exactement semblables. Je peux dénombrer autant de « tic-tac » de réveil qu’il m’est possible de le faire, puisque, sans renier l’individualité de chacun d’eux et sans les subsumer sous un concept généralisant qui en l’occurrence ne saurait être opératoire, je les insère dans une chaîne temporelle qui se modifie sans cesse en ce qu’elle intègre les éléments passés. Or cette unité paradoxale ne prend de consistance que dans la différence qui existe entre ces éléments.
On peut penser la différence comme un vide, une distance, un creux, un négatif suivant une terminologique qui évoque le manque, voire dans les acceptions extrêmes, qui exprime le conflit, tant le désir d’une initiale et parfaite unité semble être au fond de nos réflexes intellectuels. Mais il est clair qu’un monde sans différences ne pourrait se constituer sous les deux structures du temps et de l’espace et il serait par conséquent une négation formelle du mouvement qui intègre précisément ces deux dimensions. C’est dans la différence que peut se concevoir l’articulation et c’est à ce titre que l’articulation peut être dite le paradigme du différentiel.
Mais l’articulation est elle aussi un paradoxe : celui d’être en même temps à la source de la différenciation entre certains éléments, et néanmoins de les ramener à une unité qui permet des les combiner, pour les faire jouer l’un sur l’autre et constituer ainsi de proche en proche de vastes unités qui sans cela ne pourraient avoir de structure interne.
«L’articulation, grâce à laquelle l’œuvre d’art acquiert sa forme, ne cesse en un certain sens de concéder également son propre déclin».[8] La fonction d’intégration de l’articulation tend, lorsque cette intégration est de plus en plus aboutie, au point certes idéal d’homogénéiser l’ensemble des parties en ne formant qu’une seule unité, à détruire ce pour quoi il existe un phénomène appelé «articulation» qui n’est pas tant d’homogénéiser le divers que d’ «hétérogénéiser» le semblable. L’articulation disparaît aussi bien dans la fusion que dans l’altérité radicale. Mais l’articulation ne saurait résider dans un simple principe méthodologique ou, pour parler plus crûment, une recette de fabrication, tout à l’opposé de l’incertitude féconde qui fait que l’œuvre d’art découvre sa nécessité au fur et à mesure où elle s’élabore.. «Ce concept d’articulation serait trop simpliste car l’articulation ne consiste pas seulement dans la distinction comme moyen d’unité mais dans la réalisation de cette différence qui, selon l’expression de Hölderlin, est bonne. L’unité esthétique acquiert sa dignité par la variété elle-même. Elle rend justice à l’hétérogène.» [9] Adorno souligne ainsi le fait qu’il n’y a pas de trame extérieure à l’œuvre ni antérieure à sa création : la forme n’est pas donnée a priori, et quand bien même y aurait-il des structures culturellement établies, celles-ci doivent être comprises non pas comme normes mais comme références. Cependant cette attitude créatrice ne s’apparente pas à un subjectivisme, « un irrationalisme esthétique » où l’arbitraire sert de caution à une pseudo liberté : «L’art de haute prétention tend à dépasser la forme comme totalité, et aboutit au fragmentaire.»[10] Mais le processus ne s’arrête pas à cette fragmentation, il perdure à l’intérieur de l’organisation de l’ensemble, à savoir d’une mise en fonctionnement des différentes parties.
De ce fait il existe une double fonction de l’articulation : une fonction de fragmentation et une fonction de réunification de sorte que les éléments séparés se rejoignent tout en conservant leur individualité. Or ces deux fonctions ne sont pas dialectisées dans un rapport synthétique qui engendrerait un troisième aspect, et elles ne sont alternatives que dans l’analyse conceptuelle que l’on peut en faire. Elle confère au réel la souplesse nécessaire à la mise en mouvement des parties les unes par rapport aux autres. Par l’articulation peuvent s’agréger des éléments qui pourront produire des macrostructures sans risque de fracture.
En musique par exemple il est courant de parler d’articulation, mais en plusieurs sens. Une première articulation concerne le rapport des sons entre eux : leur liaison ou au contraire leur séparation, (le «lié» et le «détaché») qui, suivant la manière dont on les alterne, donnera une «couleur» particulière à la pièce en train d’être jouée. Une phrase où domine le legato prendra une qualité plus souple, plus fluide, qu’une phrase où au contraire domine le staccato plus heurté et plus brillant. La subtilité artistique consiste alors à équilibrer les deux modes de jeu en fonction de l’expressivité choisie.
Une deuxième articulation concerne les parties du discours musical et indique les différentes possibilités d’ajointer ces parties entre elles pour obtenir des constructions aux dimensions parfois gigantesques. D’où l’art extrêmement périlleux des transitions qui peuvent n’être qu’opérationnelles en restant à un niveau rhétorique, ou au contraire engendrer de nouvelles perspectives au point de devenir prépondérantes et prendre alors une valeur thématique. Ces deux articulations agissent sur des registres différents mais peuvent interagir l’une sur l’autre : un changement d’articulation entre les notes peut être le signe d’une articulation entre phrases différentes.
S’il y a temporalité c’est parce que le différentiel est ontologiquement premier, de sorte que la répétition ne peut exister que grâce aux intervalles qui séparent les multiples éléments réitérés. L’unité apparaît comme reprise ultérieure d’un divers essentiellement fragmenté ; reprise conceptuelle établie sur un «hors-temps» destiné à en figer (éterniser ?) la fluence.
VII – Kierkegaard
Dans son ouvrage intitulé « La répétition » Kierkegaard écrit une chose difficile à comprendre : « La répétition et le ressouvenir représentent le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se souvient a été, c’est une répétition en arrière. En revanche on se souvient de la véritable répétition en allant vers l’avant »[11] Il est curieux de penser une répétition qui ne soit pas seulement l’expression du passé. Si une chose se répète c’est qu’elle a déjà eu lieu en un temps antérieur. Se répéter, redire la même chose, refaire les mêmes gestes, tout cela signifie une restauration des événements passés et la compréhension que nous avons habituellement de la répétition est de faire toujours référence à ce qui s’est passé auparavant. Mais cette répétition fondée sur le souvenir ou le ressouvenir représente pour Kierkegaard une fausse répétition ou plus exactement, une conception morbide de la répétition. Si je suis arrimé au passé au point de recommencer toujours les mêmes choses, je conditionne mon présent à n’être qu’une reproduction totalement aliénée à ce qui est déjà advenu : mon présent n’a plus de substance, puisque celle-ci existe indépendamment de lui. Il est assujetti à du « déjà-effectué » par une programmation sur laquelle il n’a aucune influence. Je vis au présent, mais par procuration, une vie passée, trépassée pourrait-on dire. D’où l’intense mélancolie qui sourd de cette répétition qui ne peut se désengluer des événements défunts. Ferdinanr Alquié a bien analysé les affres d’une existence entièrement tournée vers le passé[12], incapable d’assumer l’aléatoire du présent dans ce qu’il peut avoir de risqué et se réfugiant dans la pseudo sécurité d’une antériorité par définition morte pour le réel. Cette répétition qui consiste à vouloir ramener au présent les phénomènes abolis se heurte évidemment à l’impossibilité d’y réussir et conduit aux pathologies dont nous avons déjà parlé : obsession ou mélancolie.
Mais que serait au contraire une répétition qui irait de l’avant ? Comment concevoir une répétition qui ne partirait d’aucune donnée à réitérer, puisque lorsqu’ils sont projetés vers l’avenir, les phénomènes ne sont que de l’ordre du possible et non encore de celui de l’effectuation. C’est la question fondamentale de Kiekegaard : comment une répétition est-elle possible ? Étant donné que la répétition du passé détient, comme nous l’avons vu, une menace pathogène, il serait apparemment plus sage de s’abstenir de vouloir répéter quoi que ce soit. Mais cela aussi est impossible puisque ce serait vouloir se soustraire au temps qui ne se conçoit que dans l’appréhension de phénomènes répétitifs, ce que nous avons vu avec Saint Augustin. Il faut donc nécessairement avoir recours à la répétition, puisque nous sommes temporels. Mais de quelle manière éviter le malheur qu’elle engendre. Précisément en la pensant dans l’avenir. On en revient donc à la question de Kierkegaard. Il poursuit : « L’amour de la répétition est en vérité le seul heureux. » Il y a là une donnée nouvelle : il ne s’agit plus de subir la répétition comme une reprise inéluctable du passé, d’évacuer son présent dans un passé qui s’avère mortifère quand on lui fait jouer un rôle pour lequel il n’est pas fait, car il est bien compris que le passé ne l’est pas en soi. Il faut au contraire « aimer » la répétition, tendre vers elle, même si de fait elle n’est pas encore nourrie par des éléments réitérables. Aimer la répétition en tant que telle, le processus répétitif lui-même hors de tout contenu, avant même qu’il y ait un contenu : un pur répéter ; rester ouvert au possible, pour en déterminer et accueillir les probabilités, tout en répétant cette ouverture à chaque événement réalisé, sans se fixer sur cette réalisation, ce qui serait une négation du temps. La répétition ainsi comprise est le moteur du temps : elle permet de saisir le passage des phénomènes en mesurant leur plus ou moins grande proximité par rapport au présent, mais en outre, en étant fonction de l’ouverture au futur, elle permet de « rebondir » d’événement en événement sans figer le continuum temporel.
En conséquence il faut être capable de désirer que certains événements présents soient susceptibles d’être répétés, soient dignes d’être repris. Il ne s’agit pas évidemment de répéter des événements qui n’existent pas encore, mais de vouloir que certains parmi eux qui sont possibles dans le futur ou qui sont réels dans le présent et que je choisis comme étant valables pour leur richesse et leur intensité, puissent être revécus à l’avenir dans leur intégralité. En continuant la citation de Kierkegaard, on s’aperçoit que la répétition « saine » ne regarde pas vers le passé, vers le virtuel, et bien qu’elle tende vers l’avenir elle ne s’abolit pas non plus en lui : « L’espoir est un habit neuf, raide et serré, étincelant, bien qu’on ne l’ai jamais porté et que par conséquent on ignore s’il vous va, ou s’il vous siéra. Le ressouvenir est un vieil habit qui, si beau soit-il, ne vous va plus, car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. »[13]
En fait être au présent est la vraie répétition car le présent est toujours et éternellement un présent réel. Il ramène à lui par le ressouvenir les événements passés, il projette en lui des événements futurs, mais c’est en lui que s’opère la chimie dissociative qui construira le temps dans ses trois dimensions. Toujours en train de passer le présent reste pourtant lui-même. Toujours en train d’appréhender l’avenir, il reste néanmoins inaltéré. Il est donc cette infime vibration entre un passé et un futur aussi proches qu’on puisse les imaginer tous les deux. C’est cette oscillation ininterrompue qui constitue le présent se répétant lui-même au présent. De même que la conscience ne peut percevoir les vibrations qu’émettent chaque couleur tout en en captant la qualité colorée, de même la conscience ne peut condenser en elle les vibrations infimes du passée et du futur tout en rendant compte d’un présent constant. Bien qu’on ne puisse réellement le penser, le présent est un « toujours-là » vécu en tant que tel, et c’est précisément cet enracinement dans la vie qui fait du présent une force constamment renouvelée. Le présent est donc à la fois une répétition oscillatoire entre le passé et le futur tous les deux étant rapportés au présent, et en second lieu, un désir que certains événements élus du présent puissent être répétés.
La métaphore vestimentaire de Kierkegaard pour aussi surprenante qu’elle soit est au plus prés de la sensation que nous avons de la réalité temporelle : nous habitons le temps puisque nous sommes nous-mêmes un phénomène qui passe, et nous sommes susceptibles d’en revêtir les différentes dimensions, et inversement le temps nous habite puisque c’est en « notre esprit » qu’il prend source. Par la compréhension du temps sous le principe de la répétition nous sommes donc amenés à dissoudre les notions d’intériorité et d’extériorité qui traditionnellement structurent la conscience dans un rapport de réciprocité. Il se pourrait que le temps soit la projection d’un phénomène issu du plus profond de notre être fondant notre subjectivité, dans un espace considéré comme le lieu même de l’objectivité pure, puis par mouvement inverse, la réappropriation de cette projection là aussi en une sorte de vibration faisant interférer notre être avec le monde.
Le temps serait alors au croisement de deux régimes de vibrations : une entre un passé et un futur infinitésimaux, et une entre le réel, en tant qu’ensemble des choses, et la source profonde de la perception que l’on en a. On comprend dès lors que, par sa labilité constitutive, le temps soit rétif à toute prise de conscience. Il ne saurait y avoir un noyau temporel formant masse, mais plutôt un enchevêtrement de rapports eux-mêmes constitués de différences.
Aurions-nous affaire à de la négativité ? Dans l’ordre de la pensée classique qui se structure dans la positivité allant jusqu’à chosifier le sens et les transferts entre les choses qui fondent la réalité, très certainement. Si l’on considère le différentiel comme le fondement du mouvement et de la signification propre à la réalité, le temps reste un « incorporel » au sens déjà mentionné, mais sûrement pas une négativité. Il ne faut pas confondre le temps ni avec ses métaphores ou allégories, ni avec les productions qui s’opèrent en son sein. Cela correspondrait à réifier ce qui se donne précisément comme une articulation susceptible de mettre la matière en mouvement.
La répétition chez Kierkegaard a non seulement un sens ontologique, mais aussi un sens éthique capable d’orienter le sens profond de l’existence : « Espérer, se ressouvenir, est le propre de la jeunesse, mais c’est le propre du courage que de souhaiter la répétition. Celui qui se contente d’espérer est un lâche ; celui qui se contente du ressouvenir est un voluptueux ; mais celui qui souhaite la répétition est un homme […]. Mais celui qui ne comprend pas que la vie est répétition, est qu’elle représente la beauté même de la vie, ne mérite pas mieux le sort qui l’attend, c’est-à-dire périr »[14]
Peut-être sera-t-on surpris par la dureté du discours de Kierkegaard. Que veut-il dire ? Vivre véritablement une vie d’homme n’est pas revivre ce que l’on a déjà vécu de manière fantasmatique par le souvenir, ou espérer la réalisation fortuite d’événements qui par essence nous échappent, c’est vouloir, souhaiter, aimer, selon les termes de Kierkegaard lui-même que ce que nous vivons au présent puisse revenir et se répéter. Nietzsche ira encore plus loin en désirant que cette répétition soit éternelle. Aimer le présent au point de vouloir le répéter, c’est-à-dire aimer le temps dans lequel nous passons et aimer précisément ce passage voilà qui est digne d’une existence pleinement assumée et responsable.
Voilà qui va à l’encontre d’une manière absolue de la conception platonico-chrétienne du temps, lieu éminent du haïssable. Dans cette conception-ci la « vraie » vie se tient hors du temps et notre vie actuelle n’en est qu’un pâle succédané. Pour Kierkegaard au contraire la mort n’est jamais que la rançon de la fuite hors du temps, c’est-à-dire du refus du présent.
Il est à noter du reste que les deux personnages du récit de Kierkegaard, le narrateur lui-même et le « jeune homme », car il n’est pas nommé autrement que par cette absence impersonnelle, ont tous les deux raté leur répétition. C’est précisément en montrant ce qu’elle n’est pas que, pédagogiquement, Kierkegaard nous amène à concevoir ce qu’elle est en réalité ; le premier en voulant reproduire à l’identique des situations où il s’est senti heureux pour les revivre dans leur moindre détail, est conduit à la désillusion et à une irritation souvent disproportionnée par rapport à la réalité : telle babiole le plonge dans le désespoir. Le second en s’enfermant dans une mélancolie qui l’empêche de vivre le temps d’une manière pleinement réelle, tant il a conscience que ce qu’il aime dans la jeune fille qu’il adore, ce n’est pas la jeune fille elle-même dans sa réalité et son existence, mais plutôt une image qu’il s’est forgé à partir d’elle, image qui lui permet peut-être dans son désespoir de créer des poèmes, mais ne lui permet pas d’aimer cette jeune fille autrement que sur le mode idéel. En fait il lui importe peu qu’elle soit vivante. Mourrait-elle subitement qu’il n’en serait pas pour autant affecté : son amour désincarné s’attache à un spectre qu’il a lui-même conçu ; la vie, la sienne et celle de sa pseudo bien-aimée, ne l’intéresse pas… d’où sa mélancolie, car le mélancolique vit sa vie comme une mort et ne se conçoit lui-même que comme cadavre. Ces deux personnages ont conscience que leur réalité ne correspond pas au réel, que les relations qu’ils tissent entre les êtres, pour le jeune homme, ou entre les objets, pour le narrateur, sont extérieures au monde lui-même, factices, incapables de témoigner d’une existence authentique ; mais malgré cette conscience, ils ne peuvent agir pour modifier leur comportement. L’emprise du passé est trop forte, leur existence trop faible pour qu’ils puissent assumer leur temporalité.
La véritable répétition, elle, n’opère ni dans le possible, ni dans le virtuel. Elle s’inscrit au présent dans un vouloir vivre constamment réitéré, sorte de conatus qui passerait du plan ontologique au plan de l’effectuation vécue.
VIII – D’autres formes de répétition
De l’exemple des deux personnages du récit de Kierkegaard, deux formes de la répétition peuvent être dégagée : une répétition « eidétique », qui agit au niveau de l’« arrière-monde », et une répétition qui agit au niveau des singularités, c’est-à-dire du réel. En somme une répétition «d’en haut » et une répétition « d’en bas » pour conserver la topique traditionnelle.
L’eidos identique à lui-même dans l’éternité ne peut être perçu dans le temporel que comme une égalité immuable, constamment réitéré à chaque fois qu’il y est fait référence. L’immobilité éternelle de l’être est toujours présente même dans les fluctuations du sensible qui, malgré tout, l’exprime peu ou prou. La répétition naît de cette confrontation entre l’immuable et le mouvant, le second rendant compte du premier à travers son instabilité constitutive. Cela correspond à une première acception de la répétition : « La vérité de l’eidos, comme de ce qui est identique à soi et donc simple, non composé (asuntheton), indécomposable, inaltérable. L’eidos est ce qui peut toujours être répété comme le même. L’idéalité et l’indivisibilité de l’eidos, c’est son pouvoir-être répété. »[15]
Cependant une autre répétition concerne le sensible, pour conserver là aussi un vocable qui signifie une instance s’opposant à l’eidos Il ne s’agit plus pour les singularités qui tissent le réel de se justifier par la référence à des instances supérieures ou considérées comme telles, mais de s’affirmer et de se réaffirmer constamment comme seules entités existantes. Faisant l’économie du suprasensible, elles réitèrent la puissance d’autonomie que leur confère leur appartenance au monde des choses.
Or que sont ces singularités ? Ce sont des entités non subsumées par une généralité hyperonymique, et qui valent par leur propre réalité. Points de rencontre des faisceaux de sens, elles concentrent en elles tout un réseau de significations et les rediffusent vers d’autres singularités. Ainsi s’organise une circulation de sens intramondain indépendante d’une hiérarchie qui verrait la survalorisation d’instances transcendantes. D’où la notion de cartographie attribuée à l’ensemble des composantes qui constituent un domaine explorable horizontalement et non plus verticalement : chaque point se situant dans le même plan est à la fois écho et relais d’une multitude d’autres points définissant dans leur connexion un véritable champ épistémologique. De verticales, c’est-à-dire dépendant d’instances supérieures et étant justifiées par elles, les relations deviennent horizontales, évoluant dans les mêmes plans, celui du réel et celui de la réalité. Elles n’opèrent plus par subsomption, mais par juxtapositions plus ou moins denses.
On passe ainsi de systèmes fondés sur des mécanismes hiérarchisés en fonction de finalités, dont chaque élément a plus ou moins d’importance dans le fonctionnement global de par sa plus ou moins grande participation à l’essence de ce système, à des systèmes conçus comme des nébuleuses où chaque élément se définit non par sa fonction, mais par sa proximité plus ou moins grande avec les autres éléments, déterminant ainsi une plus ou moins grande attraction, donc une solidité variable. Dans de tels systèmes les éléments ont un poids équivalent et ne confère de puissance à l’ensemble que par leur agrégation. L’unité et la force de tels systèmes ne repose donc pas sur une directivité préformée comme peut l’être une finalisation qui les envelopperait et leur donnerait leur sens, mais par l’énergie différentielle qui rapporte tel élément à tel autre : c’est l’horloge opposée au nuage ; la construction opposée à l’aléatoire des rencontres ; la finalité opposée au hasard. Qu’un rouage même infime vienne à manquer ou à se détériorer, l’horloge tombe en panne et n’accomplit plus la tâche pour laquelle elle avait été conçue. En outre chaque pièce est en son lieu et ne saurait en changer. Cela est essentiellement inconcevable. Un des mécanismes du comique, du reste, consiste à faire fonctionner une commande d’une machine et à obtenir un effet totalement imprévu, comme si cette machine avait été conçue sur un autre plan que celui de son véritable fonctionnement sans pour autant l’empêcher de fonctionner, mais d’une autre manière, ce qui est évidemment absurde puisqu’il ne peut y avoir qu’un fonctionnement possible, ou comme si les connexions internes avaient été dévoyées par quelque malin génie pour dérégler les conduites humaines par pure perversion.
Á l’inverse, un nuage reste identique à lui-même quelle que soit sa forme et quelles que soient les perturbations internes qu’il peur subir. Il gardera sa même fonction et sa même puissance opératoire. En fait chaque goutte en suspension au sein du nuage est absolument équivalente à sa voisine et c’est cette répétition qui constitue la globalité de ce phénomène. Les systèmes nébuleux ne sont pas moins puissants que les systèmes finalisés, tout au contraire. Le flou et le protéiforme leur assurent une pérennité que les systèmes construits ne peuvent avoir étant fragilisés par leur finalité et la fonctionnalité de leurs éléments. La polyvalence permise par la simple proximité permet une plus grande souplesse d’adaptation que la monovalence des éléments conçus pour un usage unique. En conséquence la combinatoire est plus riche et débouche sur des structures plus mobiles et plus évolutives. L’extension est alors plus vaste.
Il faut reconnaître toutefois que le monde n’est pas constitué uniquement que d’horloges ou de nuages .Entre le pur aléatoire et le pur programmé, s’établissent des séries convergeant vers l’un ou l’autre pôle. Le plan d’immanence est ainsi parcouru de mouvements orientés définis par la plus ou moins grande puissance de leur tension. Tout objet peut ainsi être analysé selon sa tendance à inclure ou exclure de la finalité, ou inversement à inclure ou exclure du fortuit, en tenant compte de leur proportion respective. Cette analyse est relativement claire lorsqu’il s’agit d’objets inanimés, artefacts conçus pour une utilisation précise ou phénomènes stochastiques évoluant sur une grande échelle. Mais elle est beaucoup plus complexe lorsqu’elle se porte sur du vivant, et demande une méthodologie particulièrement rigoureuse lorsqu’elle considère des phénomènes humains, car à ce moment-là l’analyse suppose des choix d’interprétation qui interfèrent dans ce qu’elle a à analyser, et de ce fait elle est amenée à transformer son objet. Paradoxalement les sciences humaines requièrent une « dureté » épistémologique qui leur impose de définir leurs limites et la portée de leur intervention dans ce qu’elles ont à analyser.
L’organisation des systèmes dits « globalement stables » parce qu’ils ne perdent pas leur fonctionnalité lors d’une perturbation locale, fait l’économie des hiérarchies, qui par contre sont nécessaires pour conserver et canaliser l’énergie dans une seule direction, celle qui a été préalablement décidée et qui permettent le fonctionnement des systèmes dits à l’inverse « globalement instables »
Les structures temporelles sont elles aussi dépendantes de cette organisation en systèmes opposés selon le style de répétition qui les alimente.
Á une ordonnance finalisée correspondent des réitérations programmées, de sorte que les processus qu’elles engendrent soient orientés dans la direction initialement prévue. Á une combinatoire d’éléments identiques ou de poids équivalent dans l’ensemble correspondent des proliférations par adjonction, des réseaux qui peuvent se déployer dans des directions imprévues. Les processus cognitifs sont du premier ordre, dépendant d’une volonté d’organisations balisées ; les extensions en « rhizomes » pour reprendre une expression de Deleuze et Guattari, procèdent du second. Les phénomènes humains, qu’ils soient sociétaux, politiques ou relationnels, sont dans une ambivalence qui les fait osciller entre les deux. D’où la grande difficulté que nous avons à leur trouver une définition précise, tant cette matière est mouvante. On peut même affirmer qu’en raison de cette fluidité toute définition précise qui tendrait à figer le mouvement n’est guère qu’une facilité conceptuelle.
IX – La perception esthétique
Si le temps ne peut être défini, étant une vibration complexe de systèmes en eux-mêmes différentiels, du moins s’exprime-t-il à travers des formes construites sur l’axe de tensions qui relie les systèmes globalement stables du style nuage, aux systèmes globalement instables du type horloge, et qui sont esthétiquement perçues, c’est-à-dire appréhendées d’une manière totalement synthétique.
Or qu’est-ce qu’une forme esthétique ? En première approche on peut entendre qu’il s’agit du rapport qui s’instaure entre deux objets du réel par le truchement d’une sensibilité organisatrice. Cette sensibilité est en elle-même réceptacle d’impressions qui proviennent du réel, mais en retour, en unifiant ces impressions, elle opère une continuité au sein de ce réel ressenti, lequel ne propose en fait que de la matière brute. Le réel n’est ni organisé, ni désorganisé. Il est antérieur à toute détermination, laquelle n’advient que dans l’avènement d’un sens. Or ce sens prend consistance par une sensibilité capable de transformer les impressions en sensations et de les renvoyer sur le réel. De là s’établit une circulation de sens dont on ne sait où est l’origine, sinon dans la formation de l’interaction qui fait qu’un ressenti est en même temps une activité motrice.
En effet s’il n’était qu’extériorité, aucun objet n’aurait d’impact sur aucune conscience. Pour qu’il puisse y avoir constitution de conscience il faut qu’une impression s’y implique. C’est impression constitutive est proprement la sensation, qui, en se retournant sur elle-même et de ce fait en étant sensible à elle-même, c’est-à-dire en créant la conscience de sa propre existence, projette dans le réel les structures qui sont inscrites en elle et qui, lors de cette projection, deviennent opérationnelles. La forme esthétique naît de l’interaction entre un réel accueilli par une sensibilité, et cette sensibilité elle-même. Le réel fournit matière et support à un désir issu de la sensibilité qui y insuffle du sens dont il est a priori dépourvu. La forme n’appartient pas au réel mais à la réalité, en ce qu’elle est une subsomption signifiante d’éléments qui, sans celle-ci, n’auraient pas de rapport pouvant conduire à une construction.
De là la différence entre forme et structure. La structure établit la scansion de l’architecture. Elle en donne la mesure. Elle norme de place en place et d’instant en instant les fondements du développement d’une œuvre, qu’elle soit spatiale (peinture, sculpture…) ou temporelle (musique, poésie…). C’est par elle et en elle que l’on reconnaît la solidité de l’élaboration, et en ce sens elle tend vers les systèmes globalement instables, au point de se confondre avec la rigidité dans ses cas les plus extrêmes, ceux qui correspondent à l’implacable d’un calcul que rien ne peut surprendre.
D’une manière différente mais non pas opposée, la forme s’inscrit sur la structure, elle transcende la structure en ce qu’elle laisse supposer une liberté à laquelle il n’est pas volontairement fait appel ; elle met en mouvement l’inertie des données structurales. Même lorsque la forme se superpose de façon apparemment exacte à la structure, il ne peut néanmoins y avoir de confusion possible : celle-là excède toujours celle-ci ne serait-ce que par le sens qu’elle véhicule qui n’est ni dans l’objet, ni dans sa perception, mais dans le virtuel de leur communication réciproque. La structure est positive : elle balise le parcours et suppose l’espace-temps déjà domestiqué. Par contre ce parcours qui est la formation de la forme, est proprement créateur de temps et d’espace. « De même une forme esthétique est en voie d’elle-même, non en vue d’elle-même. On ne saurait l’anticiper à partir de l’un quelconque des moments de sa formation, dont l’avenir reste ouvert, à l’aventure d’une transformation qui est son existence. La « Gestaltung » est la dimension suivant laquelle une forme se forme : elle est rythme. C’est en quoi elle est à la fois révélatrice et inductrice d’une existence »[16]
La structure s’appuie sur la répétition pour fonder le soubassement architectonique de l’œuvre. La forme, elle, est aventure, fluidité rythmique, mais utilise néanmoins la structure pour sa propre évolution. Et inversement la structure n’est pas indépendante de la forme qui en est la raison d’être. L’opposition formelle entre forme et structure ne représente en fait qu’un cas d’école. Il n’est pas de structure sans forme, sinon nous serions dans un univers dévitalisé, de même qu’il n’y a pas de forme sans structure même minimale, sinon nous serions dans la pure évanescence, et dans les deux cas dans une vacuité d’existence.
La perception esthétique consiste à instaurer l’interpénétration de ces deux instances en une unité faisant la part de la différence, c’est-à-dire excluant toute globalité fusionnelle. Les statuts de l’une et de l’autre ne sont pas miscibles, mais leur rapport, éventuellement conflictuel, détermine le caractère intrinsèque de l’œuvre. Plus les caractères structurels seront prépondérants, plus les éléments rhétoriques auront de poids, plus l’œuvre sera marquée soit par le hiératisme, soit par la consistance ou la pesanteur, en tout état de cause exprimera une tendance vers l’immobilisme. Et cela n’est pas un jugement de valeur. Inversement, plus les déterminations issues de la forme en devenir seront présents, plus l’œuvre acquérra finesse, légèreté dans une mobilité qui peut conduire à l’instabilité ou à la dilution dans le superflu dans les cas extrêmes. De fait la compréhension du temps tel qu’il est exprimé, dépend éminemment de l’organisation interne de l’œuvre en fonction de la plus ou moins grande prépondérance de la structure ou de la forme. L’interférence entre le totalement planifié et donc le prévisible, et le totalement aventureux, ne dépendant que de sa force propre pour se développer, permet de situer l’œuvre d’art et la perception qui s’y greffe, sur un axe allant de l’extrême contrainte programmée à l’extrême liberté qui serait celle d’une improvisation inventant sa propre syntaxe.
Le temps n’est pas une entité définissable, mais exprimable, et c’est à travers les différents styles d’expression que nous pouvons situer notre propre rapport à lui. Étant nous-mêmes temporels et, non pas créateurs de temps, mais conçus pour le déceler dans ses manifestations, nous en avons une perception esthétique, au sens kantien d’un a priori de la sensibilité, et au sens phénoménologique d’appréciation d’une forme en train de se former dans l’aléatoire d’une existence proprement temporelle, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, une existence qui ne sait ce qu’est le temps et ne le maîtrise pas. En l’occurrence l’ignorance n’est pas nécessairement un négatif, c’est peut-être par elle et à travers elle qu’une sensation authentique du temps, en tant qu’elle est aussi et en même temps action dans le temps, est possible.
Ainsi loin d’être transcendante ou métaphysique, l’immersion dans le temps, qui de toute manière signe notre condition humaine, ne nous apparaît plus comme un pis aller d’éternité, une copie dévaluée d’une réalité toute idéelle, mais comme la nécessaire contingence qui nous définit dans une histoire, dans notre histoire.
X – Expression et expressivité du temps
Le temps, émanation de l’esprit mais en même temps issu d’une sensibilité au réel, décelable dans la répétition, ne peut être dit ni objectif, ni subjectif, comme on le pensait dans la conception classique de la représentation, celle qui suppose précisément une dialectisation entre une intériorité et une extériorité. Le temps est tout autre : il est l’expression d’une confrontation avec le réel et il est exprimé par des structures rythmiques. Il n’est pas en lui-même une positivité, mais un rapport entre plusieurs données elles aussi organisées selon des différentiels : entre un passé et un futur aussi fins qu’on peut les concevoir, dont l’entre-deux détermine un présent constitutif de la temporalité en son ensemble ; entre le réel perçu mais « insensé », et la réalité porteuse de sens mais virtuelle ; entre un décompte formalisé de phénomènes répétés et une production « spirituelle ».
Or que veut dire « expression » ? Au sens concret : faire sortir par compression. Par exemple : un suc est contenu dans un fruit ; en l’état il est invisible et l’on pourrait éventuellement ne pas en connaître la présence. Il suffit de serrer le fruit en question pour que son contenu apparaisse et soit libéré. Métaphoriquement le sens d’expression signifie la mise au jour d’une substance occultée à l’intérieur d’un contenant, cette substance pouvant être d’ordre « incorporel », comme peut l’être le sens d’un mot ou une qualité. Ainsi pour qu’il y ait expression, il faut d’abord qu’il y ait présence cachée qu’une activité de décryptage, que ce soit une pression mécanique ou une explicitation, mette à jour, de sorte que l’intérieur soit dévoilé et confère par cette opération une puissance de vérité à l’ensemble du système. Car il est convenu que l’occulte, le dérobé, tout ce qui est évité ou en retrait, véhicule un non-dit qui, en tant que tel, est toujours suspect de sournoiserie, puisque susceptible d’interprétation défavorable. Alors qu’au contraire, le clair, le monovalent, le franc, se montre sans arrière pensée, sans ombre qui pourrait cacher quelque fonction dangereuse ou malsaine. En dévoilant ce qui se dormait dans les plis du contenant, on supprime l’inquiétude d’une ignorance relativement consciente néanmoins d’une présence larvée. Extirper l’intérieur, réduire l’ombre. L’une des fonctions de l’interprétation est précisément cette opération qui permet d’extraire du sens hors de ses zones de rétention, d’ex-pliquer les significations enfouies dans la masse du non-révélé.
Or le temps, fondé dans l’incorporel et le différentiel, ne peut prendre de réalité que lorsqu’il est exprimé par un support qui le matérialise au moment où il est lui-même expression de ce support. En d’autres termes pour que nous puissions prendre connaissance du temps il faut que certains phénomènes le révèlent à notre conscience tandis que ces phénomènes ne prennent de consistance qu’en passant dans le temps. Il existe une entre-expression du temps et des phénomènes temporels ; ceux-ci concrétisant le temps et permettant de le saisir et de le mesurer, celui-là permettant leur avènement.
La musique semble bien être le lieu humain où cette entre-expression se trouve à l’état le plus immédiat, c’est-à-dire sans passer par le truchement de procédures d’effectuation. Elle en manifeste d’emblée la réalité. D’autres activités peuvent évidemment prétendre à rendre compte du temps dans sa phénoménalité : les autres arts notamment en ce qu’ils sont porteurs de répétitions et d’organisation de mouvement, même lorsqu’il s’agit d’arts « spatiaux » comme l’architecture où les façades peuvent s’animer et constituer des rythmes ; les activités scientifiques et philosophiques expriment elles aussi leur temporalité sur un mode qui leur est propre. On opposera ainsi l’exceptionnelle lenteur de l’évolution conceptuelle à la labilité des phénomènes de mode, ou la prudence de l’acribie savante à la vivacité non exempte parfois de brutalité du commerce ou de la politique, en situant ainsi le rythme de ces activités dans leur propre tempo. Néanmoins, ces activités n’ont pas comme tâche essentielle d’exprimer le temps, alors que la musique, même si elle est nécessairement en relation avec d’autres fonctions : culturelles, économiques, politiques, thérapeutiques ou autres, se situe malgré tout de manière prépondérante au sein de la problématique du temps.
La musique exprime le temps, lequel s’exprime en elle. Cette expression est plus qu’une révélation, elle en est aussi l’avènement : le dispositif sonore qu’est la musique, agence ses composantes suivant des axes, des dimensions, des épaisseurs qui manifestent le temps, au point que l’on parle de « temps musical », comme s’il existait pour la musique un temps spécifique, alors que c’est proprement la musique qui, par ses moyens propres, manifeste sa temporalité, c’est-à-dire son mode d’ « être-au-temps ».
La fluidité du matériau musical est un critère d’appréhension de cette temporalité. Nous avons déjà dit que plus le matériau sera dense, lourd, sombre ou grave, plus cette temporalité, cette expression particulière du temps, aura tendance à s’immobiliser et le mouvement se fera laborieux voire douloureux. Inversement, plus le matériau acquérra de transparence, d’impondérable, plus nous nous situerons dans un univers fugace jusqu’à l’évanescence. L’art de la composition est de savoir se situer sur cette crête quasi immatérielle, de sentir, au sens préconscient du terme, l’équilibre nécessaire entre des exigences de consistance structurelle et de liberté formelle. Composer : mettre ensemble des fragments en soit hétérogènes, donnés dans l’a priori de leur présentation, donc avec toutes les conditions du hasard, et non pas assembler des éléments homogènes déjà pré-agencés en vue d’une intégration qui de fait n’aurait rien de fortuit, donc de créatif.
Dans cet ordre d’idée, le fortuit ne s’oppose pas au nécessaire. Au contraire tous les deux sont conditions de la liberté qui permet une véritable création de formes. Le nécessaire découle de l’organisation de ce qui est donné dans le fortuit. Seule la contrainte s’oppose à la fois à ce qui est nécessaire et à la liberté créatrice. C’est pourquoi les éléments constitutifs d’une œuvre sont en eux-mêmes à prendre dans leur disjonction, donc dans une séparation initiale qui permettra l’élaboration d’une véritable temporalité.
Par « véritable temporalité », entendons cheminement, procès, découverte, voyage ou aventure et non balisage programmé, finalisation des objectifs, rigidité des fonctionnements tout à fait opérationnels dans tous les domaines où la gestion est prédominante, laquelle s’appuie sur des principes prévisionnels qui constituent son essence, mais absolument inaptes à créer un parcours lorsqu’il s’agit d’inventer une existence. Le travail sur le temps et dans le temps propre à la musique rend pour ainsi dire tangible la vibration dont nous parlions entre un passé et un futur aussi proches l’un de l’autre que cela puisse se concevoir, donnant consistance à un présent à travers le quel les éléments mélodiques élaborent des formes esthétiquement repérables.
XI – Bergson
« La perception dispose de l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps »[17]
Pour Bergson, ainsi que pour certains penseurs de la phénoménologie comme Erwin Straus, sentir et se mouvoir sont un processus physiologique unitaire en ce qu’ils intègrent en un même moment et en un même mouvement, en un même geste existentiel pourrait-on dire, l’effet qu’un phénomène extérieur peut exercer sur un vivant et la situation que prend spontanément ce vivant par rapport à cet effet. La matière protoplasmique ne fait pas de différence entre un contact avec un objet et sa rétractation vis-à-vis de cet objet. Tout se passe instantanément dans une telle condensation des trajets centripète et centrifuge qu’il s’agit en réalité du même acte, comme si la réponse était déjà contenue dans la stimulation et que cette stimulation correspondait exactement au style de réponse, laquelle lui serait exactement adaptée. L’insertion du vivant dans son milieu ne laisse plus alors d’interstice puisque le mouvement de l’un correspond immédiatement au mouvement de l’autre. Les notions d’intériorité et d’extériorité n’ont plus non plus de ce fait la pertinence qu’elles pouvaient avoir dans leur opposition et exclusion réciproques impliquées par la frontière entre la matière vivante et le monde environnant. On pourrait penser à une redéfinition de l’arc réflexe qui amalgamerait le stimulus et la réponse. En fait ceux-ci sont des constructions conceptuelles postérieures au phénomène lui-même, dues à l’analyse qui dissocie en composantes étudiables et mesurables en elles-mêmes des données qui correspondent à une seule réalité. Qu’il soit scientifiquement nécessaire d’effectuer ces analyses n’implique pas que le réel en tant que tel s’y conforme. Sue ce point le réel peut être radicalement différent de la réalité que l’on en déduit et conduire à des confusions conceptuelles qui dénaturent le sens premier des phénomènes observés même avec la plus attentive objectivité. En l’occurrence le vivant se meut dans son monde comme en une matière à lui homogène même s’il peut y rencontrer des obstacles ou des contradictions, car l’homogénéité n’est pas l’identité. Être homogène au monde c’est déterminer sa propre cohérence avec l’aléa des événements, donc intégrer une souplesse de comportement compatible avec l’ensemble de la phénoménalité. Cela ne veut pas dire être en continuité sans heurts confinant à la béatitude heureuse des existences sans soucis. La rencontre avec le monde peut s’effectuer sur fond de conflit sans pour autant déterminer une étrangeté mutuelle sauf cas pathologique. La complexification du système nerveux et l’intervention des processus cérébraux dans la réponse au stimulus ne dénaturent pas le rapport qui existe entre la sensation et la motricité. Celles-ci restent intrinsèquement liées dans une unité mouvante. Le cerveau, d’après Bergson, n’a qu’un rôle distributif, il ne transforme pas l’information qui lui est transmise de la périphérie : « Ainsi le rôle du cerveau est tantôt de conduire le mouvement recueilli à un organe de réaction choisi, tantôt d’ouvrir à ce mouvement la totalité des voies motrices pour qu’il y dessine toutes les réactions possibles dont il est gros, et pour qu’il s’analyse lui-même en se dispersant. »[18] Le cerveau ne saurait être un réceptacle de souvenirs localisés dans l’écorce, indépendamment du fait que des transformations physiologiques agissent au sein de la matière cérébrale. Ainsi les souvenirs ne sont pas archivés comme un stockage conservant la matérialité des images, ils sont activés au présent en fonction du rapport qui s’instaure entre le vivant et son monde, rapport qui s’établit sur fond d’utilité. Le corps est tout entier au présent et ce présent lui-même est la synthèse de la sensation et de la motricité. Cette synthèse sensori-motrice détermine l’action qui par conséquent est la marque irréfutable du présent. : « Mon présent est ce qui m’intéresse, ce qui vit pour moi, et, pour tout dire, ce me qui provoque à l’action. »[19]
De là Bergson élabore le concept de « passé pur », non pas dans un sens kantien qui serait condition de l’expérience, mais un passé dégagé de la prégnance du présent actif. En effet le passé, si je suis capable de le remémorer, ne peut l’être qu’au présent, c’est-à-dire relié à une action potentielle. Il est alors d’ores et déjà engagé dans une actualité et d’une certaine manière il ne peut être considéré comme un passé authentique. Le passé pur est cette dimension temporelle inconsciente, c’est-à-dire qui intègre des souvenirs existants mais non activés. De même que dans l’ordre de l’espace, bons nombres d’objets existent sans que j’en ai la moindre conscience ni même la moindre perception, bien que je sache néanmoins qu’ils sont là et qu’ils agissent sur moi de manière diffuse, non localisée, de même il existe dans l’ordre du temps des zones non déterminées de souvenirs dont je n’ai actuellement pas l’utilité mais qui sont prêts à surgir et a devenir opérationnels le cas échéant. Or ce passé pur constitue le fondement de ma temporalité. Dans la figure 4 de « Matière et Mémoire »[20] le fameux cône qui représente la totalité de mes souvenirs la base AB est « assise dans le passé » et constitue l’origine à partir de laquelle je pourrais mettre ma temporalité en perspective jusqu’au point de contact ultime du cône avec le plan P qui est celui « de ma représentation actuelle de l’univers »
Il ne s’agit pas là de la part de Bergson d’un quelconque passéisme reflétant la nostalgie « du bon vieux temps passé » ou une abolition de la conscience dans un passé mythique, hors de l’histoire. Ce passé pur, que nous ne connaissons que par déduction à partir d’une analyse psychologique, nous est inconnu dans sa véritable effectuation précisément parce qu’il se situe en deçà de notre aperception active. Il n’en est pas pour autant absent : en preuve, le fait que des personnes sur le point de mourir voient défiler l’intégralité du passé qu’ils croyaient avoir oublié, puisque la sélection des souvenirs utiles pour l’action n’est plus justifiée en ce moment ultime.[21] Ainsi se dégage l’articulation de deux sortes de mémoires : l’une purement motrice et qui consiste en l’assimilation par le corps de mouvements acquis par la répétition et fondée sur l’habitude, comme pourrait le faire un musicien qui se pénètre des mécanismes digitaux nécessaires au bon fonctionnement de son instrument ; et une autre correspondant aux images du passé que l’on peut faire advenir à volonté par un effort mental. Bien qu’elles soient toutes deux reliées au passé, elles ne se mélangent pas et ne peuvent se substituer l’une à l’autre puisqu’elles n’ont pas dans le présent la même résonance. La première est active et c’est précisément l’action elle-même. La deuxième est passive, mais donne à l’être toute sa dimension temporelle sans laquelle l’individu ne serait guère plus qu’une somme d’automatismes pratiquement inconscients : « L’homme qui procède ainsi est un impulsif. »[22] Il vit dans un présent sans durée et ne peut mettre son action en perspective parce qu’il y est enfermé. Inversement l’homme qui reste dans son passé pour se complaire dans le souvenir est un rêveur. « Entre ces deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel. »[23] Bien que nous soyons là sur un autre plan, et toutes proportions gardées, nous aurions là comme un écho de ce que disait Kierkegaard, même si Bergson ne fait aucune référence au penseur danois. L’homme véritablement construit ne saurait vivre dans une seule dimension temporelle : le passé et le futur l’irréalisent tous deux quoique de manière différente. Seul le présent assumé est garant d’une existence authentique. Il est cependant intéressant de noter que le problème du temps conduit à penser l’homme dans sa dimension éthique, comme si le temps était la clé du comportement humain. Bien comprendre le temps, c’est-à-dire en fait, vivre le présent dans son épaisseur, en accepter l’aléatoire et dans un sens vouloir celui-ci, ne pas s’échapper dans un irréel anhistorique, semble être pour le deux philosophes le signe d’une puissance humaine capable d’affronter sa nature temporelle. Là s’arrête la correspondance entre Kierkegaard et Bergson qui n’ont par ailleurs peu de problématiques communes. Pour le premier la clé du temps est la répétition, pour le second il s’agit de la mémoire, ou plutôt des deux mémoires dont il a déjà été question. Mais là encore il ne faut pas y voir une quelconque prédilection pour le passé : la mémoire est le signe d’un différentiel inhérent au présent lui-même. Celui-ci est intrinsèquement clivé : en lui cohabitent déjà mais en embryon les dimensions temporelles qui le définissent en tant que « durée ». Bergson récuse cette conception du temps qui fait du présent un infinitésimal impalpable. Le présent est une condensation temporelle qui allie en un même ressenti le passé et le futur, mais ce ressenti n’est possible que sur fond d’être, ce qu’est le présent et ce que fut le passé, mais certainement pas le futur qui n’est pas encore. Ainsi si le temps s’élaborant dans l’être, puisqu’il est signe d’existence, ne peut se jouer qu’entre le présent et le passé et la mémoire est justement la rémanence qui, rapportée au présent, constitue la dynamique temporelle non seulement perçue, mais d’abord et essentiellement vécue. On pourrait dire paradoxalement que le futur est second, dans cette élaboration temporelle. Si la mémoire est, dans son rapport au présent vécu comme durée, instauratrice de temps, le futur est alors le produit de la projection du virtuel du passé dans le possible de l’avenir. Loin d’être initiateur de temps, le futur découle de sa préconception par la mémoire, et signe ainsi une surprenante postériorité par rapport au passé. Cette postériorité ne s’établit cependant que sur le plan ontologique. Chronologiquement, cette opération de constitution du temps est au contraire inscrite dans une simultanéité déterminée par le présent. Passé et futur sont exactement contemporains dans la structure profonde du présent. Leur séparation provient ensuite de la mise en ordre de ce qui est immédiatement utile pour continuer à exister, étant donné que c’est cette force vitale inhérente à l’être, inscrite en ses plus intimes replis, qui oriente le possible vers ce qui lui est profondément nutritif. La sélection est alors issue de la vie elle-même : les éléments du possible ne sont actualisés qu’en fonction de leur propension à la sustenter. Cela ne veut pas dire que nous choisissons ce qui nous arrive, tant les circonstances nous échappent, mais ce qui nous arrive est sélectionné pour corroborer notre nature en fonctions des circonstances.
XII – Conclusion
Il n’y aura pas de conclusion. Il ne saurait y en avoir une.
Le temps est par nature indéfinissable, et c’est ce qui plongeait Saint Augustin dans une souffrance ontologique qui l’obligeait à vivre dans la contradiction d’une nature humaine aspirant à une surhumanité divine, sans avoir les moyens d’y accéder. Accepter cette indéfinition, c’est à l’inverse accepter sa nature avec ce qu’elle peut avoir d’incertain, d’ignoré, de légitimement inconnaissable pour laisser du champ à l’aventure historique de l’homme. Si la connaissance est connaissance de ses limites c’est peut-être par sa confrontation au temps, qui est au fond de sa problématique, qu’elle trouve sa plus exacte dimension. Savoir ne pas savoir est aussi un acte de connaissance dans lequel Socrate a su fonder une démarche véritablement philosophique, c’est-à-dire créatrice, avant que Platon n’en fasse une stratégie dialectique où l’ironie tant vantée de son maître n’apparaît en fait que comme la marque d’une attitude cauteleuse en contradiction avec la personnalité de celui-ci, personnalité que l’on perçoit bien en considérant son comportement vis-à-vis du pouvoir politique de son temps. Prendre Socrate au sérieux quand il dit qu’il ne sait rien plutôt que comme un petit malin qui tente de piéger un adversaire.
Ne pas savoir ce qu’est le temps, mais au contraire de Saint Augustin, peser les conséquences de cette ignorance et y acclimater son existence à travers des choix contingents. Ni totalement intérieur, ni positivement extérieur, ni dialectisé sous une forme hybride, le temps se situe sur un plan auquel la conscience conceptuelle ne peut accéder que de manière marginale et métaphorique. Elle rôde autour d’un noyau impénétrable dont l’action est pourtant connaissable et thématisable. Ce n’est là qu’un des multiples paradoxes du temps, dont nous avons vu qu’il en était pétri.
On comprend aussi cette plasticité psychologique du temps en fonction de la plus ou moins grande amplitude de la vibration entre le passé et le futur, qui conditionne la plus ou moins grande « épaisseur » de durée du présent avant qu’elle ne soit fractionnable en quantités mesurables.
« Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu’à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure ; mais elle a encore trop de qualité, trop de détermination, et il faudrait d’abord effacer la différence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs du son lui-même, n’en retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n’aurions aucune idée du temps. »[24] Cette spéléologie intérieure qui, de strates en strates de plus en plus profondes nous ferait accéder au socle fondamental de notre temporalité – à un temps « lisse », selon l’expression de Pierre Boulez, antérieur à toute scansion –, ne serait-ce pas une absorption de la conscience dans un indifférencié atemporel ? Mais en même temps parler d’antériorité de cette temporalité, de sol initial dans lequel s’enracinerait notre temps quotidien, n’est-ce pas réintroduire de manière subreptice en prémisse ce que l’on se proposait de fonder ?...
[1] Cf. Spinoza in : « Traité de la réforme de l’entendement » où se profile la différenciation radicale entre l’attribut pensée et l’attribut étendue.
[2] « Le seul danger, en tout cela, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au réel ; le processus du possible est donc une « réalisation ». Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. Son processus est l’actualisation. » Gilles Deleuze in « Différence et répétition ». pp 272-273. P.U.F.
[3] Saint Augustin. « Les Confessions » Chapitre XIV Garnier–Flammarion. p. 264. Traduction Joseph Trabucco. (1964).
[4] Ibidem. p. 277
[5] Long et Sedley « Les philosophies hellénistiques » II Les stoïciens. Garnier-Flammarion p. 321. Traduction Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin.
[6] Gilles Deleuze : « Différence et répétition » P.U.F. p. 32
[7] Nous pouvons rapprocher cette conception du temps et de la répétition de celle d’Eliott Carter qui exprime, par la complexité de contrepoints polyrythmiques, la richesse d’une pulsation délivrée de la réitération rigide. « Ce type de contrepoint rythmique crée des enchevêtrements de pulsations libérées du joug de la métrique régulière. Les éléments musicaux acquièrent alors une réelle indépendance qui permet aux futurs caractères musicaux, mis en œuvre à partir du Second Quatuor, d’avoir une véritable dimension dramatique. Désormais, l’écoute ne peut plus compter sur un cadre rigide et sécurisant déterminé par la perception d’une unique pulsation dominante : l’auditeur est pris dans un réseau de forces cinétiques, apparemment antagonistes, qu’il peut facilement identifier et suivre, sans pour autant avoir le sentiment d’en contrôler le flux. Au contraire, la multiplicité des temps, se déroulant de façon simultanée ou continue, constitue un élément déstabilisant pour l’écoute, mais également particulièrement stimulant. » Max Noubel in «Eliott Carter ou le Temps Fertile ». p. 110 Contrechamps Éditions. Genève (2000).
Or, assez paradoxalement, pour obtenir cette sensation d’instabilité ou de mobilité des phénomènes musicaux « glissant » dans le temps, le musicien interprète se doit d’avoir une très grande rigueur rythmique fondée sur l’intériorisation d’une pulsation extrêmement régulière, faute de quoi la musique se liquéfie et perd son tonus.
[8] Theodor W. Adorno : « Théorie esthétique » p. 196. Traduction de Marc Jimenez. Paris . Klincksieck (1970-74).
[9] Theodor W. Adorno. Op. cité p. 254.
[10] Theodor W. Adorno. Op. cité p. 197.
[11] Soren Kierkegaard : « La Répétition ». p. 30 Traduction de Jacques Privat. Petite bibliothèque Payot. Paris (2003).
[12] Ferdinand Alquié in « Le désir d‘éternité » Quadrige. Presses Universitaires de France. Paris (1943). Réédition 1999.
[13] Soren Kierkegaard. Op. cité pp. 30-31.
[14] Soren Kierkegaard. Op. cité. p. 3
[15] Jacques Derrida : « La pharmacie de Platon » (commentaire sur le Phèdre de Platon). Garnier-Flammarion p. 330.
[16] Henri Maldiney. Source : Internet.
[17] Henri Bergson. « Matière et mémoire » P.U.F. p. 29.
[18] Henri Bergson. Op . cité p. 26
[19] Henri Bergson. Op. cité p. 152
[20] Henri Bergson. Op. cité p. 169
[21] Henri Bergson . Op. cité p. 172
[22] Henri Bergson. Op. cité p. 170
[23] Henri Bergson. Op. cité p. 170
[24] Henri Bergson : « Durée et simultanéité » P.U.F. Paris 2007. pp. 41-42.