dimanche 16 décembre 2007

Texte de Philippe Lavergne 2

A partir d'une pensée de Spinoza

LE CONCEPT ET LE REEL


I

« Nous ne devrons donc jamais, tant qu’il s’agit d’étudier les choses réelles, tirer des conclusions de concepts abstraits, et nous prendrons garde à ne pas mêler ce qui est seulement dans l’entendement avec ce qui est dans la réalité. »[25]

Spinoza affirme là une rupture avec la plus grande fermeté : d’une part les « choses réelles », qui, en l’occurrence, se définissent par leur non appartenance à l’entendement, et de l’autre les « concepts abstraits », qui au contraire y participent. Deux extériorités de fait : « les choses réelles » éventuellement étudiables, mais qu’il convient de laisser à leur place dans la réalité ; et l’ « entendement » avec ses structures et ses mécanismes qu’il convient de laisser lui aussi en dehors du domaine du réel.

Cette non immixtion des deux mondes ne les condamne néanmoins pas à une mutuelle étrangeté. On peut « étudier » les choses réelles, donc les inclure dans un certain sens dans l’intellect, et inversement appliquer l’intellect sur ces choses. L’injonction de Spinoza ne porte donc pas sur les rencontres possibles que ces deux mondes peuvent opérer l’un dans l’autre ou l’un sur l’autre, mais sur leur mode de fonctionnement respectif.

Les choses agissent entre elles dans la réalité de sorte que l’entendement puisse en avoir connaissance après observation suivant les lois naturelles qui les régissent, et les idées agissent entre elles dans l’entendement suivant des lois qui ne s’appliquent qu’à lui bien qu’elles soient elles-mêmes naturelles, lois dont cet entendement doit pouvoir user sans avoir recours à quelque modèle qui a priori ne lui serait pas adapté car répondant à un autre système de lois naturelles.

Aurions-nous là un exemple d’intellectualisme particulièrement dématérialisant ? Il ne semble pas, au contraire, car, « tant qu’il s’agir d’étudier les choses réelles », donc tant que l’entendement s’applique à la réalité, celui-ci n’a pas à réagir d’après ses propres déterminations ; les conclusions qu’il tire de son étude doivent être soumises aux faits, sinon il déborde le réel et se substitue à lui en une sorte de dé-mence, il outrepasse ses droits et de ce fait se nie lui-même. Inversement dès qu’il s’agit pour l’entendement d’étudier des choses « non réelles », c’est-à-dire des relations ou des rapports institués entre les choses et qui précisément le constituent, à savoir les idées, il ne devra pas transposer indûment du monde de la réalité des structures qui n’appartiennent pas à celui-ci.

Á la vérité il ne peut s’agir d’exclusion, chacune de ces deux instances pouvant être conçues positivement. Il s’agit plutôt du non passage d’un lieu dans un autre, et surtout d’un non passage de droit, car la forte mise en garde de Spinoza laisse supposer que cette circulation existe en fait, mais illégitimement, et c’est ce dont il faut se méfier par une vigilance intellectuelle accrue. On sent bien au fond que cette mise en garde n’existe précisément que parce qu’il y a abus de transfusion d’un monde dans l’autre et le fait de déduire des concepts à partie du réel, comme celui qui consiste à mélanger ce qui est propre à l’entendement avec ce qui est propre à la réalité est une pratique courante quoique irrecevable en rigueur.

Et cela pourrait d’ailleurs expliquer la propension qu’a l’homme de se tromper, alors qu’en principe la conception réglée du monde impliquerait la non existence de l’erreur. Si l’homme se trompe, c’est qu’en fait il ne sait pas bien situer la convenance de ses possibilités : aux possibilités abstraites correspondent les concepts propres à la pensée, aux possibilités concrètes appartiennent les choses réelles impliquées dans l’étendue. L’étude de ces choses réelles bien que faisant intervenir l’intellect, appartient au monde de ces choses-ci. En tant qu’étude, elle-même liée à la réalité, elle est incluse à l’intérieur des déterminations qui englobent son objet et fait donc partie inhérente de la réalité. Le concept abstrait ne saurait avoir pour Spinoza de valeur déterminante dans la réalité : celle-ci ne découle pas de celui-là et les conclusions que l’on peut tirer des choses réelles n’ont pas à être déduites a priori de principes intellectuels. Tout se passe dans l’acte, le fait et la réalité, c’est-à-dire dans un monde autonome par rapport aux déterminations intellectuelles.

On peut penser par contre que ce qui appartient à l’entendement c’est le concept proprement dit. Et c’est précisément sur la nature du concept qu’il convient de s’interroger, car c’est elle qui conditionne en effet l’essence de notre rapport aux choses. Un concept surdéterminant annihile le réel en un intellectualisme totalitaire, au sens autocratique du terme aussi bien qu’au sens de volonté de totaliser la signification du monde, et cela conduit à une distorsion de la perception et à l’éclosion de perversions multiples. On connaît les abus d’un tel totalitarisme sur le plan politique, mais ils ne sont pas moins nocifs au strict plan intellectuel puisqu’ils conduisent aux premiers. Lorsque des structures de pensée veulent régenter l’univers du réel, elles sont la plupart du temps les faire-valoir de désir de puissance où s’abolissent les valeurs de critique, d’observation, de compréhension au bénéfice de mises en forme brutales envers d’éventuelles résistances. La mise en garde de Spinoza dépasse de bien loin le simple conseil moral issu du bon sens, car n’est jamais sain ce qui assigne au réel ce qu’il doit être.


II

« Deux substances ayant deux attributs différents n’ont rien de commun entre elles »[26]

Dès le début de l’Éthique Spinoza exclut radicalement l’intrusion d’un objet appartenant à un attribut dans l’autre attribut : cela n’aurait d’ailleurs aucun sens car ne se limitent et donc ne coexistent que des choses de même nature ; le faire conduit à de graves dommages sur le plan humain. La réalité serait alors l’ensemble des choses ayant comme seule unité que le fait d’appartenir en communauté à une globalité qui les absorbe. Or une telle définition confine à la pétition de principe, car définir un ensemble par les éléments qu’il contient, lesquels sont à leur tour définis par le fait qu’ils sont contenus dans cet ensemble correspond à une causalité circulaire non créatrice de sens ni pour l’un ni pour les autres.

Il faut donc introduire dans la définition une instance extérieure qui fondera la réalité à la fois en elle-même et en ce qu’elle n’est pas, la limite du domaine ainsi circonscrit se dessinant en même temps de l’intérieur et de l’extérieur. C’est une autre manière de dire ce que disent les termes spinoziens, à savoir qu’il existe une frontière infranchissable entre l’attribut « étendue » et l’attribut « pensée », mais que cette frontière, loin d’être le résultat du contact entre deux extériorités, est en elle-même puissance différentielle créatrice d’une infinie différence entre les deux.. Il ne s’agit pas d’opérer une simple coupure dans la substance, en distribuant à droite et à gauche ce qui revient à l’étendue et ce qui revient à la pensée, mais de considérer la substance comme habitée, parcourue par une différenciation ontologique capable de générer les deux attributs, eux-mêmes infinis, mais infiniment séparés l’un de l’autre.

Or c’est précisément dans cette infinie différence que s’installe l’entendement humain : on ne peut passer d’un attribut à l’autre, mais cependant on peut étudier les « choses réelles », on peut appliquer l’entendement ou une partie de cet entendement à des données qui lui sont extérieures, et inversement, on peut faire pénétrer d’une manière ou d’une autre des éléments du réel dans l’entendement pour que celui–ci puisse en établir ne connaissance quelconque. C’est ce que produit l’étude : par elle s’opère un transfert des éléments du réel dans l’entendement, sinon l’extériorité pure aboutirait à l’inconnaissable pur et il n’y aurait pas de science possible. En effet une simple conjonction supposerait un domaine tiers intermédiaire entre ces deux extériorités, domaine ayant un statut autonome, donc lui-même différencié et qui nécessiterait à son tour de nouveaux domaines pour le corréler par étapes successives à ce qu’il était sensé primitivement relier. L’intermédiaire ne fait que diviser l’espace relationnel à l’infini et multiplie à l’infini les impossibilités d’interconnexion. La transformation différentielle doit donc être déjà effectuée à l’ « intérieur » pour que le transfert soit concevable.

III

On connaît les différentes solutions apportées à ce problème.

Pour Spinoza, la nature divine confondue avec la nature englobe dans un même Être, en même temps que cet Être les crée pensée et étendue, âme et corps, esprit et matière. Point n’est besoin de concevoir un rapport extrinsèque entre les deux puisqu’ils puisent à la même source : pour que l’entendement ait accès au réel, il faut et il suffit qu’il soit en Dieu, à l’instar du réel. Il appartient à la nature du réel et à celle de l’entendement de participer de la même substance : le rapport qu’ils entretiennent alors est essentiellement intrinsèque et n’a pas besoin d’être médiatisé par un tiers élément.

Que cet entendement soit fini n’implique pas d’autre part qu’il soit d’une qualité dévaluée : il est seulement quantitativement moindre que l’entendement infini de Dieu, mais il est constitué de la même substance que lui. Il n’a tout simplement pas les mêmes prérogatives, à savoir l’accession à l’infini propre au divin. La finitude de l’homme n’est pas une déchéance par rapport à une in-finitude qui serait ontologiquement première : cette finitude est incluse dans sa nature et en constitue sa définition, de même qu’une qualité intégrée à un objet permet de spécifier celui-ci et de circonscrire ses possibilités fonctionnelles dans un champ d’activité coextensif à sa finalité. Ainsi la sphéricité d’une boule de billard qui affirme celle-ci dans sa forme, son utilité, ses connexions possibles avec d’autres boules, d’autres objets (table, procédé, queue, craie etc., toute une matérialité fonctionnelle qui donne sens à cet objet précis), la fait apparaître du même coup comme nécessaire, non pas en soi, naturellement, mais dans l’ici-maintenant de la partie historiquement engagée. Objet conçu pour ce qu’on lui demande d’effectuer, il serait dépourvu de sens de lui reprocher de ne pas affecter une autre forme sous prétexte qu’elle n’est pas complète. Ce serait lui demander d’excéder sa propre nature, et cet excès nuisible à sa raison première et à la nature même de son essence, serait de fait inadapté à ce à quoi cette boule est destinée.[27]

Il en est de même pour l’homme : son rôle, ses buts, ses actes incluent sa finitude et s’expliquent par elle. Celle-ci est suffisante pour spécifier le rapport homme-substance. Il n’est donc pas nécessaire de faire de la finitude une impossibilité à être, ou plus exactement un « moins d’être », puisque c’est précisément par elle que l’homme affirme son essence. La dramatique humaine ne passe pas par un prétendu échec ontologique qui frapperait l’humanité en son entier, mais par une incapacité individuelle à connaître son juste rapport à la divinité-nature. Or cette incapacité peut être surmontée par une ascèse appropriée qui élève l’âme à une connaissance très affinée que Spinoza appelle connaissance du troisième genre, où la nécessité de la finitude cesse d’être une contrainte, comme il est souvent dit, mais devient affirmation de l’homme dans sa propre nature et dans l’ensemble de la nature naturée : la liberté de l’homme prend corps dans l’assomption de sa nécessité d’être fini, donc par une acceptation joyeuse de son essence.

Dieu n’est plus à proprement parler transcendant à sa création : il n’opère pas comme un potentat régissant l’ensemble du monde. Les métaphores de « père » ou de « monarque » sont à évacuer d’une telle conception. Il est la substance même de ce monde. Non pas véritablement immergé au sens où un corps étranger viendrait pénétrer un milieu à lui extérieur, mais il est ce monde lui-même. Par conséquent il n’écrase plus l’homme et n’est plus de ce fait le paradigme d’ordre et de pouvoir qui justifie politiquement les conceptions autoritaires de l’état monarchiste ou aristocratique.

Une fois aboli la verticalité de la transcendance surplombant le plan d’immanence, les constructions pyramidales d’autorités enchâssées les unes dans les autres ne trouvent plus de raison d’être. L’univers ne s’organise plus selon une perspective dont le point de fuite serait un Être suprême, tellement parfait qu’il ne serait pas de ce monde et n’y serait présent que par le seul fait qu’il l’aurait créé. Au contraire cet univers est totalement investi par la présence divine et il ne se définit que par elle, tellement consubstantiel à lui qu’il en est la substance même.


IV

L’organisation politique des hommes est à l’image de cette substance : tant qu’ils en sont conceptuellement séparés, ils sont obligés d’avoir recours à une coercition extrinsèque pour maintenir leurs sociétés. Par contre s’ils arrivent à pénétrer et à vivre le sens profond de la substance, tous les échafaudages sociétaux deviennent caducs et dès lors s’installe une vraie démocratie.

C’est le sens même de la « Pietas » : non pas reconnaissance du divin ni dévotion, mais adéquation entre le comportement humain et la Raison qui régule ce comportement ; et cela de manière non extérieure comme un tyran qui réglementerait par sa seule puissance les conduites morales et politiques individuelles dans un seul et même sens, celui de sa propre reconnaissance. Au contraire la « Pietas » est puissance individuelle et tension dynamique vers l’universel : « l’agir moralement suivant la raison, que la « Pietas » représente ici, se déploie donc dans l’honnêteté, c’est-à-dire dans l’action bienveillante et humainement conduite en harmonie avec soi-même et avec les autres. On agit ainsi en aimant l’universel. En outre, en aimant l’universalité et en la constituant en projet de la raison, on devient puissant. »[28]

La « Pietas » est le point de rebroussement où se concentrent différents mouvements. Elle est : « croisement de l’individu et de la totalité, de la singularité et de l’absolu. »[29] Elle absorbe en elle une synthèse dynamique éthique et métaphysique, ontologique et anthropologique, et c’est sur elle que se distribuent finalement les déterminations réelles et les déterminations conceptuelles sous l’horizon d’un comportement politique où se constitue proprement la démocratie.

Dans cette notion de « Pietas » il n’y a pas union du réel et du conceptuel, mais plutôt diffraction en deux directions d’un même acte de puissance, c’est-à-dire d’un accroissement des possibilités humaines, et on retrouve là l’amour de la finitude en tant que fondateur de liberté.

V

Malebranche reprend le problème tel que l’a dégagé Descartes. L’âme et le corps, en tant qu’appartenant à un même individu, concourent à en définir l’existence, mais sur des modes tellement différents qu’ils en deviennent autonomes et que leur jonction ne peut s’opérer spontanément même par une prise de conscience de l’ego sur sa propre nature. Bien au contraire cette prise de conscience n’accède à sa pleine acuité qu’en posant une opposition radicale entre les deux. Plus généralement, le réel, qui englobe le corps, puisque celui-ci en a les caractéristiques d’impénétrabilité et de corruptibilité dans le temps, et l’âme, qui représente en l’homme ce qu’il y a de plus divin puisqu’elle n’est pas soumise à cette corruption et demeure de ce fait immortelle, ne peuvent avoir de communication intrinsèque, étant par essence étrangers l’un à l’autre. Qu’on les analyse le plus finement possible, ils restent totalement irréductibles l’un à l’autre, l’âme tirant l’homme vers le haut, le corps tirant irrémédiablement l’homme, le même homme vers le bas : d’où une incontestable déchirure interne.

Or il est tout aussi incontestable que le réel, par le truchement du corps, agit sur l’âme en lui induisant des affections qui sont cohérentes dans le temps et dans leur nature avec les événements extérieurs : il n’y a ni décalage ni gratuité dans ce rapport. Et inversement, l’âme, par le truchement de l’entendement, est capable de saisir le réel, de l’analyser, d’en éprouver les résistances et les articulations. Comment donc résoudre cette énigme, où l’on voit deux instances, que tout contribue à opposer en une scission radicale, être néanmoins capables de réagir ensemble, sur leur mode propre, à l’activité d’un même phénomène, issu de l’une ou de l’autre, et, en allant plus loin, être capables d’entrer en résonance et d’être affectées ou même modifiées lorsque l’initiative de ce phénomène revient à l’une ou à l’autre ?

Ainsi une pensée peut atteindre le corps et lui faire exécuter des mouvements, et inversement telle disposition corporelle peut être la source de telle ou telle pensée. D’un côté nous avons une ignorance fondamentale réciproque, de l’autre une véritable collaboration où les mouvements de l’un trouvent un réel écho dans l’autre et inversement, sans pour autant altérer leur essence fondée sur la séparation.

La seule solution ne peut résider que dans l’activité divine. Ce qui serait une contradiction insurmontable si l’on ne s’en tenait qu’à l’essence du corps et à celle de l’âme, devient cohérence dès que l’on saisit le sens de l’intervention de Dieu. Comme chez Spinoza Dieu est, toujours en acte, toujours présent, investissant le monde et les créations d’une omniprésence essentiellement dynamique, mais sur la question de l’œuvre de Dieu et de sa présence dans l’univers, Malebranche est fondamentalement opposé à Spinoza.

VI

Pour Spinoza, rappelons-le, notre compréhension de la Création n’est dite issue de Dieu qu’à cause de la faiblesse de notre entendement qui est obligé de dissocier les phénomènes en processus distincts parce qu’il est incapable d’en englober la totalité. Dieu n’en a évidemment pas cure : sa volonté et sa création sont identiques et par conséquent réel et entendement ne sont pas dissociés par nature.

Pour Malebranche, qui conçoit un Dieu transcendant, il est évident que la création une fois accomplie s’échappe du créateur, non de sa puissance, mais de sa substance, et pose un véritable problème de logique à ses créatures. Cette création centrifuge pose a priori les différences dont aura à souffrir l’homme, car son entendement fini sera incapable de les combler. Dieu est extérieur à sa création mais il n’en est pas pour autant étranger, et celle-ci n’accède pas, loin de là, à une quelconque autonomie. Au contraire Dieu maîtrise intégralement, c’est-à-dire dans toute la durée de leur développement, ce qui est du ressort de l’âme et ce qui est du ressort du réel, et par conséquent des corps qui y sont inclus, de sorte que lorsqu’un événement se produit dans un domaine, Dieu le répercuta dans l’autre sous la forme qui lui est adaptée, pour ainsi, assurer l’unité de sa création.

Si cette conception a pris le nom d’ « occasionnalisme » c’est par une généralisation de ce passage : c’est à l’ « occasion » d’un phénomène du réel que Dieu affecte l’âme, et inversement c’est lorsque l’âme a quelque affection que Dieu fait agir le corps dans le réel, manifestant sa présence et sa puissance à la fois dans l’âme et dans le corps et réalisant par là même la seule possibilité d’unification entre les deux.

Avec cette interaction occasionnelle, on ne risque pas d’opérer la fusion, voire ce que les critiques de Spinoza ont appelé la confusion spinoziste entre Dieu et le monde. Cette conception ne peut qu’être odieuse pour quelqu’un qui sépare très nettement la substance divine de toute autre substance, et la mondaine en particulier, si sujette à troubles et à dégradation. Il ne saurait y avoir de communauté de substance entre un être possédant toutes les caractéristiques de l’infini et de la perfection, tant dans son essence que dans son existence et un autre être soumis à la corruption temporelle. S’il existe jamais un rapport entre les deux c’est par la volonté très expresse de Dieu d’insuffler dans les corps une parcelle de sa propre substance, puisque étant omnipotent et omniprésent, il ne pourrait s’abstraire d’aucune autre, même des plus corruptibles.

L’âme et le corps communiquent donc, mais ils le font en Dieu, non par eux-mêmes, et l’on échappe ainsi à la notion de panthéisme dont on a très rapidement dit qu’elle était la doctrine de Spinoza. Si, comme nous l’avons vu, l’âme et le corps sont des substances hétérogènes, leur union ne peut être que le fruit d’un volontarisme divin s’exprimant en un miracle continu. Ainsi se trouve justifiée la cohérence d’un monde dont les éléments étaient donnés a priori dans une absolue distance incompatible avec une rencontre éventuelle et à plus forte raison avec une interaction réciproque.


VII

Leibniz a objecté à ce système d’ « occasionnalisme » son artificialité, bien qu’il ait reconnu quelque similitude avec sa propre doctrine, notamment dans le rapport que Dieu entretient avec les créatures en étant lui-même le lieu de correspondance entre des substances fermées l’une à l’autre. Mais il ne lui accorde que le label d’intuition non celui de vérité formelle et bien articulée.

Dans un texte daté du 27 juin 1695, Leibniz critique l’occasionnalisme en termes déférents mais précis. Il résume d’abord l’occasionnalisme en s’adressant aux malebranchistes en général :

« … Dieu fait naistre des passions dans l’âme, à l’occasion des mouvements de la matière ; et lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c’est Dieu qui la remue pour elle. C’est ce qu’ils appellent le système des causes occasionnelles qui a été mis en vogue par les belles réflexions de l’Auteur de la Recherche de la Vérité… et qui contient même beaucoup de vérités solides.[30] »

Il reconnaît certes des qualités au système de Malebranche, mais ajoute immédiatement :

« Il faut avouer qu’on a bien pénétré la difficulté en disant ce qui ne se peut point, mais il ne paroit pas qu’on l’ait levée en expliquant ce qui se fait effectivement. »[31]

Il reconnaît en outre que les substances n’ont pas d’interactions mutuelles et que toute chose est produite par « la vertu de Dieu », « mais pour résoudre les problèmes, ce n’est pas assez d’employer la cause générale et de faire venir ce qu’on appelle Deum ex machina[32]

Et il continue par une petite leçon de rigueur intellectuelle :

« En philosophie, il faut tâcher de rendre raison en faisant connaistre de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit. »

Pour une pensée aussi rationnelle que celle de Leibniz, si axée sur l’économie de moyens, cette notion de miracle continu est une constitution ad hoc et trop constamment compliquée pour être véritablement acceptable. Il lui reconnaît tout au plus, à la base, l’intuition d’un correspondance programmée qu’il portera au plus haut point dans la théorie de l’ « harmonie préétablie », mais cet appel à un Deus ex machina sans arrêt au travail contredit l’idée qu’il se fait de la sagesse divine qui œuvre au plus haut degré possible avec le moins de dépense possible. Ainsi un Dieu qui tiendrait sans cesse sa créature à bout de bras en lui insufflant à tout instant l’énergie nécessaire à sa survie, serait en définitive un être relativement imparfait, car il aurait créé un monde faible, qui ne se suffirait pas à lui-même dans son fonctionnement, un monde enfant qu’il faudrait nourrir de manière constante. Or cela est incompatible avec la grandeur et la puissance divines.

Pour Leibniz, Dieu est un mécanicien prodigieux qui, comme tout bon ouvrier, une fois qu’il a conçu et fabriqué son objet, ce qui pour Dieu est tout un, perdure dans sa création en tant qu’auteur, mais s’en retire en la laissant exister suivant le programme, qu’il lui a fourni et l’énergie dont il l’a dotée. Sa seule présence réside dans la qualité de ce programme, et non dans une efficience immédiate qui, si elle faisait défaut, détruirait le bon agencement de la mécanique. Que penserait-on en effet d’une horloge dont il faudrait constamment surveiller les rouages, les faire fonctionner à la main, lubrifier les pièces jour après jour etc. ? On la trouverait peu fonctionnelle, et même si elle donnait l’heure exacte, on la laisserait rapidement de côté comme étant trop accaparante.


VIII

Dieu crée donc, puis laisse sa création suivre le chemin qu’il lui a très globalement défini. Très globalement en effet, car le déterminisme de Leibniz est relatif, au contraire de celui de Spinoza qui lui pense que Dieu, étant en lui-même la substance intime du monde, imprime la nécessité de sa maîtrise dans le moindre des événements et conduit très précisément leur orientation et leur développement. Pour Leibniz « Dieu incline sans nécessiter », ce qui veut dire que les événements locaux sont soumis à un plan très général d’amélioration du monde, amélioration qui peut supporter d’éventuelles régressions, telles que le Mal peut en opérer ainsi qu’on le constate fréquemment, mais qui ne constituent cependant que des aléas historiques, lesquels sont absorbés en définitive dans l’équilibre du monde. Aussi importantes qu’elles puissent nous sembler à l’échelle de notre histoire, elles participent à l’évolution générale de la création en montrant les apories, les solutions impraticables, et permettent d’infléchir le cours du monde vers une positivité supérieure. Le Mal, aussi néfaste soit-il, ne l’est qu’occasionnellement, et il est englobé dans un mouvement qui le dépasse sans pour autant le nier, dans une progression tellement nécessaire et puissante qu’elle peut inclure des faiblesses qui ne resteront en fait que marginales, incapables qu’elles sont d’altérer la constitution générale de la création. Ce qui est déterminé dans sa marche vers le meilleur, c’est l’ensemble de la structure ; et les éléments localisés, ceux que l’homme peut vivre au jour le jour, conservent au moment où ils se produisent un halo d’incertitude, une aura de possibilités dans lesquels l’homme pourra organiser des choix eux-mêmes circonscrits dans la situation présente.

Comment donc fonctionne ce monde à la fois si malléable et si préformé ? Leibniz dépasse les notions d’intériorité et d’extériorité en créant celle d’ « entre-expression ». Pour parler de manière rapide, on pourrait dire que le réel est extérieur à l’homme, puisqu’il s’y heurte, et que l’âme ou l’entendement lui sont intérieurs puisque c’est par eux que l’homme éprouve et pense. D’où le problème évident de leur communication. L’ « entre-expression » traduit le fait que tout est intérieur et que tout est extérieur suivant la perspective sous laquelle on l’envisage.

Pour comprendre cela il faut créer une entité explicative nouvelle : la monade. La monade est un « atome métaphysique », un « automate incorporel »[33] qui se définit par sa sensibilité, sa perception et son appétition, c’est-à-dire sa tendance à conserver son existence. Chaque monade est une, indivisible et ne communique avec aucune autre monade : « Les monades n’ont ni portes ni fenêtres. » Elle sont closes sur elles-mêmes, mais elles possèdent en leur fonds l’intégralité du monde et l’intégralité du temps. Ce qui fait que chaque monade est une totalité universelle : mais elles sont évidemment bien loin d’en avoir conscience. Dans le cas de l’homme qui est une monade relativement évoluée, le faisceau de lumière que projette sa connaissance est certainement plus large que celui des monades inférieures, comme les animaux par exemple, mais en fait, il n’éclaire qu’une zone infime, laissant dans l’ombre une infinité de faits qui ne parviennent pas à une claire conscience mais qui néanmoins existent et s’expriment en elle. Il y a donc des perceptions inconscientes qui n’en sont pas moins constitutives de la nature et de l’existence de la monade. Or si chaque monade contient le monde, elle contient par conséquent la totalité des autres monades qui, par voie de réciprocité en font autant : chaque monade est contenue dans l’infinité des autres, de sorte qu’il se crée une entre-intrication monadique où le monde est exprimé par chacune d’elle. Les monades ne communiquent pas en elles extrinsèquement, comme s’il y avait des passages d’informations de l’une à l’autre, mais telle contient en elle-même telle autre, laquelle en retour contient cette première puisqu’elles sont toutes deux expression d’une réalité totale.

La monade n’est donc ni un corps, ni une âme, c’est un principe à la base d’une explication du mécanisme du monde. C’est un concept qui rend compte de la pertinence d’un agencement des phénomènes entre eux, sans les remplacer pour autant : c’est proprement une immatérialité signifiante. Or le monde est constitué de substances, c’est-à-dire d’entités chargées de forces qui leur sont propres, dont certaines sont matérielles et les autres non. C’est précisément le cas de l’âme et du corps qui sont radicalement hétérogènes. Comment donc concevoir une quelconque corrélation entre eux sans recourir comme Malebranche à un miracle constant ? Pour résoudre ce problème Leibniz élabore l’hypothèse de l’harmonie préétablie : l’âme et le corps sont programmés en parallèle par la volonté de Dieu qui leur insuffle la même loi mais sur des modes spécifiques à chacun d’eux. Ce qui fait que, bien qu’isolés l’un de l’autre, leurs réactions sont exactement en phase sans qu’il y ait d’immixtion réciproque. Deux métaphores permettent de comprendre ce mécanisme : imaginons d’abord deux horloges totalement indépendantes l’une de l’autre, mais réglées avec un tel soin par un horloger tellement minutieux qu’elles sont toujours synchrones. Ou bien imaginons des musiciens exécutant une même œuvre et disposés de telle sorte qu’ils ne s’entendent pas (ce qui n’est évidemment pas à conseiller, mais ce n’est qu’une hypothèse d’école !). Supposons que ces musiciens soient tellement maîtres de leur art et de leur instrument qu’ils jouent néanmoins très rigoureusement ensembles malgré l’absence de contrôle auditif. L’harmonie, qu’elle soit entre les deux horloges ou entre les musiciens, est déjà présente dès l’origine dans l’habileté de l’horloger comme dans celle du compositeur dont les musiciens jouent la pièce. Ainsi la science du maître d’œuvre est-elle absolument déterminante. Puisqu’il n’y a aucune influence d’une substance sur une autre il faut qu’il y ait une harmonie préétablie qui les fasse coexister dans la cohérence d’un même monde.

« S’il en est ainsi, il ne faut pas dire que les monades sont sans rapport entre elles sous prétexte qu’elles ne se modifient pas les unes les autres mécaniquement ; et d’autre part, il ne faut pas dire qu’elles ont les unes sur les autres une influence réelle, sous prétexte qu’il y a entre elles accord et harmonie[34]. »

Le concept d’entre-expression est certainement plus adéquat que celui adopté jusqu’ici, à savoir le concept d’interaction, et aussi certainement plus rigoureux que les notions d’intériorité et d’extériorité dont on ne peut jamais savoir où elles se situent lorsque l’on parle de connexions et d’objets connectés ; car si l’on projette cette connexion en dehors des objets, celle-ci leur devient étrangère et doit à son tour en constituer une deuxième qu’il s’agira de connecter à la première et ainsi de suite à l’infini. Inversement si l’on intègre la connexion à l’intérieur des objets à connecter, il en résulte une implication de l’un dans l’autre conduisant à une fusion d’où toute discrimination est exclue. L’entre-expression justifie l’inclusion réciproque, mais ne peut être rendue possible que par l’harmonie préétablie par laquelle chaque monade, bien qu’indépendante des autres, fonctionne néanmoins de façon concurrente. Ainsi Dieu peut-il se dégager de sa création et laisser agir les principes qu’il lui a fournis, sans être la substance unique de ce monde comme pour Spinoza ou l’éternel agent d’une relation impossible par nature comme le pensait Malebranche.

IX

Cependant, une conscience naïve, supposée réaliste, comme le suggère Merleau-Ponty[35], pourrait se poser la question suivante : pourquoi user de constructions intellectuelles destinées dans un premier temps à dissocier des éléments intriqués dans un même ressenti et une même perception, et dans un deuxième, à les réunir en supposant une étrangeté radicale entre eux ? La dissociation de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière ou encore de manière plus générale, de l’entendement et de la réalité, dès lors que l’expérience immédiate de l’existence et du monde nous fournit la sensation a priori de l’individu, n’intervient-elle pas de manière artificielle ? Comme si la capacité d’analyse de l’esprit humain ne pouvait s’empêcher de s’exercer au détriment d’une homogénéité, d’un continuum primitif qu’il lui faudrait casser ou diffracter pour (peut-être) qu’il prouve sa puissance, en s’en enorgueillisse … Ou alors est-ce un vieux réflexe de la philosophie qui perdure à travers toute son histoire et qui est fondé sur l’instauration de couples ? De là à supposer que la philosophie est elle-même dédoublée / dédoublante… : intelligible / sensible chez Platon ; éternel / temporel dans la pensée chrétienne ; âme / corps chez Descartes ; noumène / phénomène chez Kant ; être et non-être dialectisés dans le devenir chez Hegel ; infrastructure et superstructure chez Marx ; latent / manifeste chez Freud ; sensation / perception chez les phénomènologues et plus précisément noèse / noème chez Husserl ; réactivation du rapport essence / existence chez Sartre ; structure profonde et structure de surface chez Chomsky… Cette structuration bipolaire, bien qu’elle n’ait pas la même signification dans tous les cas cités, reflète néanmoins une constante de la pensée dans sa volonté de se comprendre et de s’organiser elle-même. Dans quel but ? S’agirait-il d’anticiper sur des fractures possibles et non désirées en procédant ainsi à une main mise sur un futur craint, à une maîtrise sur des failles créées ad hoc pour qu’elles ne surgissent pas à un moment inopportun ? S’agirait-il d’un regret de la pensée de concevoir le Même comme un original perdu et d’imaginer la différence comme un palliatif dommageable mais nécessaire pour bannir l’ambigu, l’indéfinissable, le flou conceptuel, tout ce qui n’exprime pas sa plénitude ? Le tiers étant exclu en vertu d’une formalisation qui est le fond de la logique.

Il y aurait, d’après D. Hougel, une « exigence épistémologique » qui conduirait à dissocier deux domaines, l’un qui serait propre à l’individu et l’autre propre à autrui :

« L’exigence de conquête d’une cohérence et d’une identité a conduit la philosophie, puis la psychologie, à définir les concepts de « soi », de « sujet » et de « Moi »... L’exigence épistémologique y prend la forme d’une délimitation entre un monde intérieur, ou monde psychique interne, et un monde extérieur, ou monde perceptif. »[36]

Construction d’une structure intime et auto-reconnaissance passent dans la pensée par une claire démarcation. Et cela est aussi valable pour la psychanalyse :

« Le mot « intérieur » définit le domaine de validité de l’exploration psychanalytique, qu’il faut distinguer radicalement du domaine de validité des sciences expérimentales. »[37]

Il en est de même des linguistes qui dégagent les couples signifiant / signifié ou structure de surface / structure profonde, comme pour toute connaissance qui opère par opposition, dont les plus archaïques sont par exemple les oppositions forme / contenu ou figure / fond. Il semble qu’il faille à la pensée la sécurité du binaire pour exclure l’insalubrité des mélanges où s’abîment les repères fonctionnels. En effet si l’on admet le tiers, on officialise l’incertain et par voie de conséquence on relativise une entité qui, par essence, est absolument incapable d’admettre toute relativisation, à savoir la Vérité.

Or une Vérité vidée de son absoluité serait une arme émoussée contre le faux. Il lui faut le tranchant du biface dont l’arête est réduite à la ténuité d’un fil de rasoir, ultime rétention matérielle avant l’inexistence, pour pourfendre un πσευδóς toujours à l’affût. Que cette arête s’épaississe, prenne de la consistance, et la capacité de scinder, de séparer, de juger s’estompe : l’incertain se développe, le douteux s’insinue, la Vérité s’inquiète de son propre fondement. Or on ne saurait douter de la Vérité, même si elle ne se livre pas spontanément.

Car sa valeur est au prix de son esquive : n’accède à la Vérité que celui qui l’a longuement recherchée. Une Vérité facile laisserait planer une suspicion sur sa qualité réelle et cela serait évidemment contradictoire. Quelle qu’elle soit la Vérité doit être difficile à conquérir. Lorsque Socrate cherche la Vérité, il ne la débusque, quand il y parvient, qu’après un long et harassant parcours semé d’apories. Tel un chasseur, il guette et harcèle sa proie. Il l’encercle parfois, parfois il la perd, revient sur ses pas, repart dans une autre direction, tend des pièges organise des battues ou au contraire traque la bête en suivant ses brisées. Il existe tout un vocabulaire cynégétique concernant la quête de la Vérité, avec de temps en temps des allusions guerrières. C’est un combat contre quelque chose qui l’occulte essentiellement, comme si elle suscitait son propre voilement. Mais sa résistance à se laisser surprendre prouve son authenticité.

X

Tout en restant une instance au nœud même de toute problématique humaine, la Vérité a aussi une fonction polémique : elle est une machine de guerre contre tous ceux qui ne veulent pas la reconnaître. Elle s’impose comme un fait et comme une loi de par sa seule présence. En tant qu’émanant du langage, elle peut, maniée par un habile dialecticien, devenir une arme redoutable qui pourra à terme justifier ou non de l’existence. On peut mourir d’être confronté à la Vérité : les hérésies le prouvent. Ainsi, elle naît de la confrontation, s’affirme et s’affine dans la lutte et elle gagne en puissance dans la proportion où son ennemi en perd. En ce sens la syllogistique a été primitivement inventée pour fournir à l’argumentation des étais indubitables lors de discussions dont l’enjeu pouvait faire apparaître l’interlocuteur comme un adversaire.[38] C’est un outil efficace destiné à assurer la victoire lors de procès ou de contradictions similaires : la cohérence du raisonnement définie du point de vue formel devient l’instance juridique à laquelle se soumettent les deux parties par contrat tacite. Seuls diffèrent, et la plupart du temps, s’opposent les contenus. Mais ceux-ci n’ont pas de valeur autonome, car ils n’acquièrent de validité qu’en s’intégrant dans une structure qui les dépasse et les définit.

« Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données, je veux dire que c’est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour l’expression c’est par elles que la conséquence est obtenue signifie qu’aucun terme étranger n’est en sus requis pour produire la conséquence nécessaire. »[39]

Ainsi le raisonnement peut-il être formalisé de manière abstraite étrangère à ce qui remplit sa structure, et les valeurs de vérité dépendront de la construction dialectique où s’affirmera ou se niera l’adéquation de la proposition à son substrat formel. Avoir raison sur l’autre ou plus précisément de l’autre, c’est posséder une meilleure technique d’assemblage de la mécanique rationnelle et par conséquent obliger cet autre à reconnaître que la sienne est moins performante en ce qu’elle ne joue pas de manière suffisamment fine avec la règle du jeu des relations logiques. Cela veut dire aussi que le contenu de l’argumentation de cet autre offre moins de plénitude d’adéquation à la formalisation, soit qu’il contienne en lui quelque contradiction, soit qu’il ne possède pas une totale complétude pour pouvoir emplir intégralement le moule qui doit donner corps à un discours sans faille ni distorsion. Sur les deux plans, donc, celui de la forme et celui du contenu, le perdant est celui qui échoue à optimiser le système, qui n’a pu le faire jouer avec assez d’extension tant dans ses procédés mécaniques que dans ses composants signifiants. La discussion est une partie d’échecs ; la règle est commune aux deux joueurs. La Vérité, sans s’assimiler à un savoir faire, en dépend néanmoins, en ce qu’elle doit être démontrée. Le gagnant est celui qui a plus de compétence dans le maniement des situations, et cela indépendamment des pièces qui peuvent affecter n’importe quelle forme sans altérer la nature du jeu. La Vérité possède alors une force intrinsèque due à la solidité de son support rationnel, force qui se substitue à la force personnelle du joueur qui l’utilise, cette force personnelle devenant proprement insignifiante dans le déroulement du conflit.

Ainsi, dans l’idéal, et c’est ce vers quoi tend la syllogistique, le vainqueur ne vainc pas par sa propre force de persuasion, mais par la force autonome de la Vérité qui prend en charge les processus tactiques et stratégiques. On pourrait presque dire que le vainqueur est dépersonnalisé et dépouillé de sa victoire, puisque en fait et en droit la Vérité opère par la seule vertu de sa puissance ineffable. Il serait même mal venu de s’enorgueillir d’avoir raison. On mesure dans cette optique le parti que peut prendre l’hypocrisie qui innocente à l’avance celui qui a raison, et cela quel que soit son acte, en le désinvestissant de sa responsabilité individuelle du fait même qu’il possède la Vérité, ou, plus exactement, que la Vérité le possède, n’en étant lui-même que le véhicule plus ou moins fortuit.

Cette conception de la Vérité est, on le sait, politiquement exploitable, même si elle ne recouvre pas loin de là l’intégralité du concept de Vérité, et si la manifestation de ce concept n’est pas intégralement dépendante de lui. Il se trouve néanmoins que l’exaction trouve sa justification dans une Vérité transcendante : Par exemple tel massacre perpétré au nom de la Vérité ne saurait être imputé à son auteur, puisqu’en fait il n’agit qu’en fonction d’une nécessité dont il n’est que le support matériel et historique. Allons plus loin : il est même glorifiable, puisqu’il a su faire taire en lui une dimension aussi vulgairement sentimentale que ce que l’on appelle communément « humanité », pour s’astreindre à servir, au mépris de lui-même et des autres, une transcendance universelle parfois féroce, mais forcément juste puisque vraie par définition.

L’histoire fourmille d’exemples de ce genre de perversion pour qu’il ne soit pas utile de développer cette idée plus avant. Quoiqu’il en soit, la Vérité transcende les parties en présence et s’établit au-delà de la cause du différend en une abstraction dégagée des situations concrètes et elle ne tire son existence et sa force que du jeu de la pure rationalité ou d’une entité supposée rationnelle.

XI

Face au monde clair et nettement conçu, quoique difficile, de la Vérité, s’oppose le monde obscur, inavouable de la non-Vérité (mensonge, leurre, ténèbres), dont l’existence conceptuelle est fortement contestée, précisément parce qu’il ne peut être clairement défini, ce qui serait contraire à sa nature, et parce que cette existence ne prendrait racine que dans le négatif du vrai. Une existence négative est par définition une non-existence : le Mal, le Faux ne sauraient avoir de Réalité, ou, plus exactement ils n’existent que corrélativement au positif ontologiquement premier qui les conditionne dans l’appréciation que l’on peut en avoir. La Vérité se doit d’être fondatrice de monde pour être efficace : l’ambiguïté et à plus forte raison, le faux appartiennent à la déchéance, à la faiblesse, au néant conçu comme absence d’absolu, défaut total, mort.

Il faudra attendre un certain niveau de complexité dialectique pour faire du néant le moteur du devenir en s’intégrant à la chair de l’être, et lui confier une sorte de positivité non substantielle certes, mais fonctionnelle puisque rapportée à l’Histoire. En ce sens le néant est la force de l’absence qui rend possible dans l’être lui-même la réalité du mouvement. Autre est le néant vide innommable.

Or il est bien évident qu’on ne saurait nier le mal : la simple expérience le prouve amplement. D’un côté il est inexistant en tant qu’être, d’un autre il est plus que surabondant en tant que phénomène. Le réintroduire dans la pensée serait lui donner un statut étrangement solide qui effriterait la Vérité en lui ôtant son absolue universalité ; par contre l’en exclure pourrait conduire à en être complice dans la mesure où l’on négligerait de le combattre. Or nous l’avons vu, la Vérité s’affirme dans son combat contre ce qui n’est pas elle.

Cette contradiction ne peut être résolue qu’en opérant une coupure radicale et absolument intransigeante entre un monde qui n’admet que la Vérité dans sa plus pure acception, en tant que fondement, cause et finalité de l’être, et on monde que l’on est bien obligé d’accepter ainsi qu’un fait fatalement incontournable, mais néanmoins essentiellement détesté. La pensée va donc s’organiser autour de cette coupure qu’elle revendiquera comme le principe même de sa fonctionnalité et l’opposition qui en résultera se modulera selon les philosophes. Toutefois, quelle que soit la force d’exclusion mutuelle de ces deux parts, cette coupure restera au fond de toute construction mentale et de toute interprétation du perçu. De la forme la plus extrême d’expulsion qui, comme chez Berkeley, peut conduire à la négation pure et simple de l’extériorité en tant que telle, à la tentative d’aménager une certaine compréhension du mélange comme forme fondamentale du réel où l’ombre prend valeur de révélation et d’enrichissement de la lumière, comme chez Leibniz, le schéma binaire initialement posé comme seul pensable reste l’unique modèle de cohérence sur lequel se fondent les déterminations métaphysiques, éthiques et politiques qui s’en déduiront par voie de conséquence logique, et partant, indubitable.

Deux paradigmes s’affrontent en un système fondamentalement dissocié qui tire sa force de cette dissociation et de l’état d’organisation hiérarchique qui s’y installe, car la coupure ne suffit pas, il lui faut aussi catégoriser.

Dissocier et créer un ordre sont les deux tâches corrélatives de la pensée. Il ne s’agit pas de séparer ce qui est un et homogène de ce qui est douteux, donc ontologiquement second et dévalué, mais il faut aussi stigmatiser cette dévaluation. La coupure n’a de sens que si elle instaure un plus et un moins dans ce qu’elle différencie. Le plus réside dans le pur, l’éternel, ce qui n’est pas soumis à la corruption des mélanges insalubres et à la finitude d’un temps usant les êtres et leurs formes. Le moins, par soustraction, revient au dégradé, au diffus, à ce qui s’intègre dans un devenir, pouvant donc péricliter et mourir. L’immortel s’oppose au mortel, l’intemporel au temporel, l’infini au fini, comme l’axe transcendant et vertical s’oppose, en le perforant et en le dominant, au plan immanent horizontal qui est celui de l’existence et l’histoire où s’affrontent les réalités humaines polémiques. Opposition d’un monde lisse réfléchissant l’intégralité d’une lumière divinement immuable à un monde déformé par ses aspérités, noirci par ses replis d’ombres, indigne de représenter la plénitude sans taches des vérités infinies.

Mais qui parle de représenter ?

Il est à noter que cette coupure induisant des valeurs a incrusté dans la structure mentale des réflexes d’appréciation et d’interprétation qui perdurent au-delà de la remise en cause et de l’abolition de ce principe de bipartition. Comme si la trace n’était pas encore effacée d’un outil depuis longtemps remisé. On assiste dès lors avec cette organisation hiérarchique, à une véritable stratégie de la hauteur : le haut convenant au pur et l’ascension à une démarche de purification ; le bas exprimant matérialité et finitude, en accord avec l’organisation cosmique où tout ce qui brille est au ciel et par voie de soustraction, tout ce qui n’est pas au ciel ne saurait être en aucune sorte lumineux par soi-même.

On perçoit cette opposition soit chez les penseurs qui œuvrent à la durcir et à la figer, comme Descartes pour qui, nous l’avons vu, âme et corps n’ont strictement rien en commun, mais possèdent néanmoins une relation extrinsèque par l’entremise d’une certaine glande qui pose plus de problèmes qu’elle n’en résout en ce qu’elle manifeste une mystérieuse intrication de domaines posés dans leur principe comme étrangers l’un à l’autre ; soit chez les penseurs qui tentent de la surpasser en l’intégrant dans la structure intime du monde et dans celle de ses composantes les plus infimes, comme Leibniz.

Tendue ou assouplie, exaltée ou édulcorée, l’opposition haut-bas, esprit-matière perdure à travers l’histoire de la philosophie comme une constante sur laquelle le philosophe, s’il doit l’être, doit se prononcer. Elle est à l’origine de toute perspective philosophique ; elle est coupure qui parcourt le discours philosophique en distribuant les champs d’attribution, soit d’un côté, soit de l’autre. Et si l’on rencontre localement des interférences qui semblent aller à l’encontre d’une catégorisation stricte, car cette coupure peut se couper et se recouper elle-même aucun philosophe n’est purement « idéaliste » ou purement « matérialiste », ni aucun purement « historiciste » etc., cet amalgame éventuel d’éléments marginaux n’altère en rien l’existence d’une rupture interne au sein de la problématique philosophique prise dans son ensemble, car celle-ci en est précisément l’instauratrice.

XII

Cet état de choses a pour origine ce que l’on pourrait appeler avec Heidegger le « logocentrisme » de la pensée occidentale, où le langage se positionne comme instance fondatrice de l’acte de penser. Parole au fond de l’Être… Être de la parole au fond d’un parler inaugural… En fait et en droit, et puisqu’il en décide ainsi, le langage, bien que partie du réel, prime sur le réel, car c’est à travers lui que s’opère l’ancrage d’une subjectivité dans une réalité conçue comme culture.

Sans langage, l’homme serait affronté à la brutalité opaque d’un réel infini dans son opposition. Le réel serait un mur d’une insondable proximité, d’où aucune sollicitation d’action à son égard n’émanerait pour structurer en l’homme ses forces de transformation. Il faut la distance de la représentation pour désamorcer l’agressive (au sens étymologique d’aller vers…) immédiateté d’un réel brut capable d’avaler l’homme, et ainsi pouvoir l’assouplir au désir humain. La rencontre de l’homme et du réel serait de l’ordre du choc de deux forces primitives en leur état pur, à savoir sans composition avec d’autres forces qui pourraient les amenuiser, donc l’état d’une puissance infinie. De cette rencontre-séisme naîtrait une certaine limitation réciproque, un premier dégagement de la finitude représentée par une surface de contact qui n’exprimerait néanmoins, ni la totalité du réel, ni la totalité de la nature humaine. Ce serait sur cette surface de contact entre l’homme et le réel, limitée du côté du réel par le désir de l’homme de n’en saisir que ce qui lui est utile, à condition de ne pas limiter l’utile au seul vital, et du côté de l’homme par l’impénétrabilité du réel, que s’installerait la distanciation nécessaire au déploiement du langage : le langage comme lubrifiant entre l’homme et le réel. Le réel se coulerait dans le désir et celui-ci en extrairait une réalité gérable par l’entendement et le génie humains en vue de la réalisation de finalités inscrites dans ce désir.

Enfin l’homme s’insérerait dans un réel désormais domestiqué dans lequel il pourrait trouver les repères nécessaires à la constitution d’un habitat, donc d’une culture. Langage comme écosystème où l’homme s’appréhende dans le réel comme élément intégré. Langage, donc, comme fondateur de pratiques spécifiquement humaines qui aménagent au sein du réel l’accueil d’un être qui lui serait a priori opposé. De l’opposition de la puissance infinie d’un désir à la puissance infinie d’une impénétrabilité jaillirait l’étincelle d’un équilibre contractuel concrétisé par un échange langagier : on touche là à un mythe fondateur du christianisme (cf. Saint Jean).

Langage fondateur mais aussi régulateur : c’est par la puissance sémantique d’un lexique foisonnant que s’enchevêtrent les significations qui viendront découper, catégoriser le réel. Langage comme filet déployé sur le réel pour en capter (abstraire) une réalité signifiante qui n’aura de valeur qu’en fonction des fins que l’homme se sera assigné à lui-même, au réel et au langage. Ce logocentrisme est avant tout un anthropocentrisme avec tout ce que cela comporte de réducteur.

Or, en premier lieu, l’homme est déjà du réel, et l’opacité insignifiant de celui-ci est déjà un élément constituant de celui-là. L’extériorité absolue du réel, entendue comme moment où l’homme n’aurait absolument aucune prise sur lui et qui signifierait le lieu de l’étrangeté maximale est déjà, de fait partie intégrante de la subjectivité. Celle-ci s’articule autour de ce qui est le plus lointain et le plus contraire et enveloppe sa propre négativité : de là certains phénomènes de dissociation du moi ou de rétroversion du moi contre lui-même jusqu’à ce que, désespérant de son homogénéité il en arrive à combattre en lui-même cette impossibilité interne, cet « immonde chenil » d’Antonin Artaud qu’il lui faut fouetter pour activer son être.

L’extériorité n’a plus le sens d’un pur dehors, puisqu’elle habite ce par quoi elle est dite extériorité. L’ensemble du sujet étant dans son intégralité inclus dans le réel, ce sujet en est partie prenante, il y participe et il en est investi : il ne saurait y avoir d’exclusion réciproque sinon le réel ne serait connaissable par aucune subjectivité et le sujet n’aurait aucune consistance.

La première aporie du logocentrisme en opposant l’homme au réel est de poser l’incompatibilité de l’un par rapport à l’autre en une extériorité insurmontable.

Une deuxième aporie est de limiter le langage à la seule fonction de dénomination.. L’objet ne prend sa véritable place, c’est-à-dire sa signification, que serti dans un lexique qui lui donne sa raison d’être par les interrelations tissées avec les autres objets. En d’autres termes, l’objet acquiert son sens par une double connexion : par son rapport effectif avec les autres objets sur lesquels il agit ou qui agissent sur lui, et par le langage qui assure son intégration dans un monde du même coup explicité. De proche en proche le monde se construit au rythme de l’énonciation des objets qui le composent. Or ces interrelations constituent de nouveaux objets de connaissance susceptibles d’être eux aussi insérés dans un discours plus ample à proportion de cette insertion, et par conséquent chaque énonciation provoque un enrichissement exponentiel des objets nommables, et cela dans une infinité foisonnante de rapports interobjectaux.

On se trouve alors face à deux séries d’objets : des objets matériels et des objets non matériels, bien que matérialisables, à savoir, respectivement, ceux qui ressortissent à la matière, et ceux qui ressortissent aux relations et qui sont donc des objets propres au langage et dégagés par lui. Ces deux sortes d’objets n’ont pas le même statut : l’hylétisme des premiers fait face à l’immatérialité des seconds qui, malgré ce caractère non tangible n’en sont pas moins fondés dans l’extériorité. Mais à ces deux séries d’objets correspondent deux aspects de l’extériorité qu’il est nécessaire de considérer non comme des états mais comme des mouvements : les objets matériels appartiennent à l’aspect centripète de l’extériorité qui les fait s’intégrer à des flux de conscience contemporains de cette intégration, et les objets immatériels de nature langagière appartiennent à l’aspect centrifuge de l’extériorité qui ne prend son véritable statut que dans la profération.

Nous nous trouvons donc à nouveau dans un univers bipolaire du seul fait de poser a priori une hiérarchie génétique, à savoir un principe d’organisation qui transforme les objets quels qu’ils soient en phénomènes catégorisables dans des catégories déjà chargées de valeurs.


XIII

Ce logocentrisme reste en son fond un anthropocentrisme, une « illusion » dirait Spinoza, issu d’une structure « classique » de la pensée qui aime à se voir fonctionner dans sa puissance. Il contrevient à la conception de Spinoza énoncée initialement où les « êtres de raison » propres à l’entendement n’ont pas à interférer sur les êtres réels propres à l’étendue. Et de fait, dès lors que l’on considère comme a priori ontologique d’un côté, une conscience fondée sur un ego toujours quelque peu transcendantal, même quand il n’est conçu que comme entité psychique , et d’un autre côté un monde phénoménal fluide, donc éphémère suivant les critères traditionnels, apparaît le problème de leur adéquation réciproque dont la solution méconnaît toute la dimension de la singularité prise en tant que telle, pour la soumettre au concept entendu comme universel abstrait.

Il ne s’agit pas en l’occurrence de nier le concept en tant qu’opérateur de signification, ni dans son existence, ni dans son efficience actuelle, mais de restituer leur plénitude aux choses du réel :

« Il ne faut pas procéder à des abstractions, même fondées à partir du réel, il faut progresser autant que possible d’une essence singulière à une autre essence singulière, d’un être « réel » à un autre. Avoir recours aux choses abstraites pour en déduire quelque chose de réel ou pour les déduire du réel, c’est interrompre le progrès inévitable de l’entendement. » [40]

Ainsi le réel n’est-il plus « dévitalisé », vidé de sa substance autonome et reformulé par une transcendance justificatrice et/ou légiférante, mais réactivé dans ses chaînes de séries de singularités, non pas porteuses de sens, ce qui reste l’apanage de l’activité conceptuelle, mais proprement de sensibilité. Le réel n’attend plus passivement qu’un entendement humain ou divin lui confère un ordre, une structure, une configuration signifiante, mais il est parcouru de forces propres qui l’expriment.

Ainsi la vie n’est qu’une région du réel n’ayant pas à exiger de suprématie : le phénomène organique que nous appelons habituellement « vie », n’est qu’une singularité, un fragment du réel possédant son énergie propre, ses tensions, sa légitimité en tant que force existante et agissante, mais pas nécessairement plus que les autres singularités qui elles aussi possèdent leur propres déterminations. L’homme qui est le seul être à connaître sa vie, n’est pas pour cela investi d’un pouvoir particulier, il est lui-même une singularité sensible parmi les autres :

« L’homme ne peut plus être considéré comme le roi de la création. Partie de la nature, soumis aux lois comme toutes les choses, il n’est plus un « empire dans un empire ». Aussi l’idée suivant laquelle l’homme aurait été le but de la création s’avère-t-elle absurde. »[41]

Mais dans cette optique, le concept change lui aussi de sens. D’organisation extrinsèque, c’est-à-dire extérieure à ce qu’elle organise, ou, en d’autres termes, de gestionnaire de la fluidité phénoménale, au point de s’assimiler par abstractions successives à l’Être dans sa totalité, il devient lieu sensible d’un entendement lui-même pourvu de sensibilité. Á opposer radicalement corps et âme comme le fait Descartes, et avec lui toute une pensée de l’explication où chaque instance se définit comme une idéalité jalouse de son autonomie, et par suite à scinder entendement / intellect d’une part et corporéité / sensible d’autre part, on est amené à désaffectiver l’un et l’autre. En effet le corps est confiné dans une passivité comparable à celle d’un agencement d’éléments inertes : ce sont les animaux-machines dont le comportement n’est que le fruit d’une adaptation mécanique aux sollicitations du milieu ; et d’un autre côté, l’entendement auto-suffisant dans son fonctionnement, puisqu’il est ontologiquement indépendant du sensible, et dans ses déterminations, puisque c’est lui qui confère sens et valeur aux phénomènes : il n’a donc pas besoin d’une « face impressionnable » interactive avec le monde.

Or c’est justement par une telle interactivité que se structurent :

  • la sensibilité qui est la possibilité d’accéder à la réalité d’une existence sans en poser la définition ;

  • l’affectivité qui n’est pas nécessairement passive, bien que souvent définie comme telle, mais qui est aussi la capacité d’apprécier la force d’une existence ;

  • la réceptivité qui, globalement, est la propension à accueillir d’autres sensibilités ou affectivités, d’effectuer des échanges, des passages et des translations de perspectives. Creuset d’où partent des mises en formes ultérieures, elle n’est pas en elle-même un « topos », un lieu d’engrangement d’informations fortuites issus de phénomènes aléatoires, mais un moment d’intensification de la surface de contact, l’interface qui appartient en même temps aux phénomènes et aux concepts.

D’abstrait, c’est-à-dire en retrait et soustrait au monde des phénomènes, le concept devient lui-même phénomène d’un type particulier : ni matériel, ni immatériel à proprement parler, mais objectivation de rapports , il entretient avec les autres phénomènes des relations spécifiques qui font que son activité n’a pas d’autorité particulière sur eux : il trace dans le réel des lignes de forces à partir desquelles les choses s’organisent d’elles-mêmes en fonction de leur plus ou moins grande propension à entrer en résonance avec lui. C’est en ce sens que le concept est compris comme ouverture accueillante et non comme structure légiférante et ordonnatrice.


XIV

Le concept est toujours plus concret qu’une simple réflexion qui n’est jamais que le lieu d’une représentation. La réflexion est désengagement par rapport au réel en vue d’une action ultérieure éventuelle. Elle est abstraite et finalisée et c’est en quoi elle diffère du concept, mais celui-ci n’en est pas l’inverse. Si la réflexion est le ressac du réel, une application du réel sur lui-même, le concept opère dans le réel et non sur lui comme si celui-là avait sur celui-ci une antériorité ou une priorité. Et d’autre part, le fait qu’il ne soit pas soumis à une préfiguration, proprement dit à une préconception, n’implique pas qu’il doive être absorbé par le réel.

Le concept se maintient dans le réel par sa force propre et celle-ci s’exprime de différentes manières. Traditionnellement c’est par sa cohérence qui lui assure respect et pérennité, que l’on reconnaît le concept par rapport à des actes de penser mineurs comme la simple opinion, qui elle, a besoin d’être étayée de l’extérieur. L’opinion peut du reste très bien faire l’économie de la cohérence puisqu’elle tire sa force de la puissance de son assertion : répétition, intensité, saturation. On reconnaîtra ici au passage les modes d’action des outils médiatiques politiquement efficaces lorsqu’ils marquent comme au fer rouge les consciences réceptives et généralement bien préparées à l’être. En ce cas l’exigence de cohérence est évacuée car elle serait trop lente à s’élaborer et serait jugée contradictoire avec l’urgence de l’information qui, dans sa précipitation et sa volonté de pénétration, ne peut faire le détour par l’analyse et la critique.

Cependant le désaveu de Platon envers l’opinion, tout en étant philosophiquement fondé, l’a entraîné à une généralisation appliquée à toute apparence. Que l’opinion ait une apparence de Vérité ou soit en elle-même une apparence de discours cohérent, n’implique pas en revanche que toute apparence revête les caractéristiques négatives de l’opinion. Condamner quelqu’un qui prend le reflet pour l’objet n’implique pas que l’on doive évacuer le reflet qui est lui aussi un objet scientifiquement traitable et qui n’est porteur de tromperie que par une mauvaise appréciation de sa nature. On sait que cette confusion a conduit Platon , et après lui toute une tradition idéaliste, à une dérive anti-artistique, l’art étant entendu comme le lieu éminent de l’apparence donc du néfaste en tant que tel. Il n’est toléré que lorsqu’il est porteur d’une valeur éminente : la musique par exemple doit permettre de faire connaître ce qu’est le Beau ou éventuellement elle peut dynamiser l’individu en vue de tâche difficile comme donner du courage en vue du combat. En dehors de ces cas elle n’est pas souhaitable. Sa mission est avant tout morale, et si elle ne la remplit pas, elle n’a rien à faire dans la cité.

Mais à concentrer le concept sur sa seule cohérence, il perd sa particularité, car la cohérence appartient à d’autres modes d’organisation de la pensée : l’argumentation et plus généralement le développement logique n’ont de valeur que par la solidité d’agencement du matériau, contre laquelle des organisations plus faibles ne pourront pas soutenir la comparaison. Que la cohérence appartienne au concept, ou a affaire à lui d’une manière ou d’une autre constitue depuis longtemps une évidence ; mais il conviendrait de renverser la proposition. Si cohérence et conceptualité sont parents c’est par le fait de la puissance du concept qui confère ensuite à son expression et à ses déductions une cohérence qui leur sera essentielle, plus que par une structuration primitive du concept lui-même. Le concept, ainsi, engendre sa propre cohérence et ne dépend pas d’une cohérence, que l’on pourrait dire « idéale », antérieure à son instauration : la cohérence comme produit et non comme condition. Est-ce à dire qu’il y aurait un arbitraire du concept dans la mesure où il n’aurait de compte à rendre à la rationalité ? Il serait alors une formulation du désir avec les conséquences épouvantables que l’on connaît dans le racisme ou le fascisme par exemple. En fait la seule condition d’émergence du concept dans sa structuration et dans son expression réside dans son enracinement dans le réel : si le racisme peut être dit une idéologie, il ne saurait être concept car il repose sur des prémisses invérifiables qui émanent d’un pur désir de puissance.

Ainsi le concept n’est pas seulement cohérent ou créateur de cohérence : ce ne serait, s’il n’était que cela, le signe d’une vacuité intérieure où ne subsisterait qu’une structure formalisée n’ayant d’intérêt que dans son seul agencement. L’exemple peut en être donné par certains règlements administratifs qui, s’étant dégagés progressivement des situations concrètes qui leur ont donné le jour, n’émettent plus que des dispositifs sans signification, d’autant plus excessifs et contraignants qu’ils ne sont plus habités par quelque existence ni orientés vers quelque but : machines ne fonctionnant que pour fonctionner. Cela équivaudrait à la mort du concept. Il est cependant cohérent pour soi : il projette et implique sa cohérence dans le monde, sans pour autant le subsumer ou l’ordonner de manière catégorielle. Il agit comme cristallisateur en traversant les phénomènes et en les distribuant sur des axes où ils peuvent s’apparenter s’ils appartiennent à une même ligne de force. La force structurante qui projette le concept investit l’agencement phénoménal : mais ici il ne s’agit plus de classification ni de normalisation où le contour des choses doit se modeler sur le contenant conceptuel qui alors les absorberait et leur dénierait de ce fait leur singularité.

Dans l’acception traditionnelle du concept légiférant, au sens propre « porteur de lois », l’objet n’a de véritable signification que lorsque ses qualités lui sont extraites et rapportées aux qualités similaires d’autres objets. On a alors affaire à une classe, c’est-à-dire à un espace délimité pouvant ou non accueillir les objets suivant qu’ils correspondent ou non aux critères d’inclusion. Or ces critères s’établissent sur des abstractions, à savoir sur des ablations qualitatives généralisées ensuite quantitativement. On aura un critère d’inclusion quand une certaine quantité de qualités prélevée sur les objets pourra justifier la création d’un ensemble de traits communs capables de les englober tous. On évitera aussi la création de classe « ad hoc » ne contenant que peu d’objets, voire un seul, pour étendre la valeur de la cohérence conceptuelle et simplifier du même coup la lecture du monde.

Toujours dans son acception classique, en plus de la cohérence, la valeur d’un concept dépend de son extension. Plus un concept pourra englober ou régir de phénomènes plus il sera considéré comme riche, étendu, conséquent et plus il sera difficile d’en éviter l’emprise. Or cette acception est uniquement quantitative et ignore la richesse qualitative de la singularité. Car ce qui fait la valeur ou l’intérêt d’un être ou d’une chose, c’est la nature de ses traits distinctifs signant une différenciation au sein d’un continuum formel, dont le rôle est au contraire d’aplanir le singulier, de le recadrer dans l’homogène. Le concept, au sens traditionnel, agit par le nombre en évaluant les événements qu’il enveloppe sous l’aspect de la seule quantité et en les organisant de manière statistique et globale. Il est loin de la spécificité des différences, des failles, des ruptures et de leurs inquiétudes fécondes, celles-ci étant perçues comme défaillance d’être puisqu’elles inscrivent une béance dans une plénitude ontologiquement présupposée.

Un concept n’a de pleine effectivité que s’il est paradoxal. « Paradoxal » se dit de ce qui s’oppose ou n’appartient pas à l’opinion généralement professée à un moment ou dans un lieu donnés. Un énoncé qui se coulerait dans le dit général ou commun, habituel ou considéré comme évident, donc hors critique, encore serait-il cohérent, juste ou pétri de bon sens, ne pourrait prétendre être un concept. Ce serait une redondance du « déjà–pensé », aboutissant à un confort intellectuel incompatible avec l’intrusion conceptuelle. Or émettre un concept, plutôt que convoquer des sens déjà présents en quelque état que ce soit, diffus ou précis, latents ou manifestes, multiples ou isolés en les organisant pour les rendre plus évidents ou plus compréhensibles, c’est provoquer du sens là précisément où il n’y en avait pas encore. Non pas découvrir des sens occultés par ignorance, ambiguïté, détournement, polysémie, ce qui en soi reste le travail nécessaire et délicat de l’interprétation et de l’explicitation, mais au sens propre, fabriquer, forger, faire surgir par l’entremise d’outils eux-mêmes forgés, du sens effectif au sein d’un monde non préparé pour l’accueillir. C’est en cela que le concept est paradoxal. La qualité d’un concept réside non seulement dans sa cohérence, ce qui lui est nécessaire mais non spécifique, dans la nature de ses rapports aux objets dont il est sens, mais aussi dans sa puissance d’originalité, ou plutôt d’ « originellité » en ce sens qu’il est le lieu générique de diffusion de sens : un concept banal est contradictoire, ce serait de nouveau une opinion. En outre un concept ne devient pas banal, même si au cours de son histoire il investit tout le champ sémantique d’une culture, même si au bout d’un certain temps d’existence il n’est plus perçu comme moment d’émergence : il suffit de renouer avec son avènement et avec son cheminement pour retrouver sa surprise au monde.

Ainsi Nietzsche peut-il combattre le système platonicien des Idées, non pour l’amender, le « perfectionner » ou le détruire mais construire du sens autrement ; Leibniz peut-il s’opposer au concept de « nature » de Spinoza en créant la spécificité de son propre concept de substance :

« Les choses singulières agissent par elles-mêmes, même si elles ont reçu leur force d’agir. Elles méritent donc le titre de substance, même si elles ne sont pas per se. »[42]

Combattre, s’opposer, soit, mais non affadir, ce qui n’aurait aucun sens, car dévaloriser ce contre quoi on lutte entraîne immédiatement la dévalorisation de cette lutte et par conséquent la dévalorisation de ce qui est affirmé par cette lutte. On ne critique pas un concept, on s’y oppose en en créant un autre, cette opposition étant par elle-même créatrice.

Cela ne veut surtout pas dire que l’on ne peut pas critiquer un philosophe, mais on ne peut le faire qu’en étant intérieur à sa pensée, en en ayant compris les moindres recoins. En ce sens toute grande philosophie est discutable, c’est-à-dire digne d’être discutée. Il n’y a guère que les ordres et les dogmes qui sont à proprement parler in-discutables car ils n’ont pas la force d’aborder une quelconque extériorité.

Mais pourquoi peut-on parler d’intrusion ? Pourquoi l’une des caractéristiques les plus marquantes du concept est-elle d’être intrusif ? L’intrusion suppose deux choses : l’inattendu et l’effraction. Y aurait-il une violence inhérente au concept de concept ? N’y aurait-il pas d’autre part sous la notion de « nouveauté » une expression plus décisive que celle d’« inattendu » ? C’est ce qui paraît dans la plus stricte évidence : le « nouveau » se veut sans attache avec l’antériorité. La différence avec l’originalité du concept réside en ceci que tout nouveau devient ancien et meurt à sa nouveauté d’autant plus rapidement qu’il a moins d’ancrage : il porte dès son avènement la marque du révolu et de l’immédiatement passé. La nouveauté et la soif qui en découle, par essence insatiable puisque toujours en porte-à-faux sur un temps qui la fuit, qui à chaque instant rend l’instant précédent caduc, sont la marque de la labilité des consciences courtes. Le nouveau est déjà pré-inséré dans une réalité complice dans laquelle il s’enchâsse et qui le digère. Rien de plus ancien que du « nouveau » programmé dans une ouverture ménagée là où il doit précisément se produire pour être dit nouveau.

Toute autre est l’intrusion du concept : ce n’est pas la réalité qui s’organise pour le faire advenir par une transformation de matériaux déjà existants ; c’est lui-même qui par sa force propre prend possession de l’espace du réel et lui assigne ses propres déterminations. On observe que ce qu’on appelle « nouveau » disparaît rapidement pour réapparaître cycliquement suivant la maigre longévité de la mémoire et le manque d’imagination. Au contraire un concept reste valide jusqu’à ce qu’un autre concept, différent dans son rapport au réel mais non pas dans sa nature, fasse son apparition dans le monde de la pensée : le rapport au temps est alors radicalement différent. Alors que le nouveau est soumis à une fragmentation temporelle en instants ou périodes, le concept est initiateur de temps car, en donnant sens il fait converger en lui l’ensemble des déterminations réelles qui jusque là se mouvaient sur un autre plan conceptuel.

Dès lors il faut faire attention au fait que le concept n’est pas un « autre regard » sur le monde. Lorsque l’on parle ainsi, on fait allusion à une attitude interprétative dont le rôle est d’activer l’énergie dans l’effectuation d’une tâche : un déplacement d’éclairage inédit, une accentuation révélatrice de phénomènes jusqu’ici relégués, une mise en rapport d’objets jusqu’à maintenant considérés comme étrangers les uns aux autres etc. Tout ce travail de mise en exergue agit comme un révélateur capable de rajeunir des dynamiques, d’envisager des directions porteuses de créativité ou plus simplement, mais non moins efficacement, de recadrer et de régénérer une tradition fatiguée.

Autre est cependant le concept. Il n’est pas de nature interprétative. Il ne tire pas ses racines du monde mais il s’y enracine. On pourrait parler d’une « dureté » du concept. Mais cette dureté ne consiste pas à détruire les concepts antérieurs, ni du reste quoi que ce soit d’autre. Elle porte atteinte au « déjà-instauré » puisque le concept est instaurateur de sens. La polémique et la rivalité ne sont guère du concept, car il opère en sphère propre. Cette dureté s’exprime sur le terrain des évidences qu’il bouscule, des fausses sécurités de réflexes voulant se faire prendre pour de la pensée, qu’il dénonce et dénoue. Un concept par sa propre puissance émettrice de sens est en prise sur un monde déjà façonné par les concepts précédemment créés, et c’est dans cette texture complexe, dans un monde structurellement conditionné que vont s’implanter ses déterminations.


XV

Si l’on garde au concept son schéma hyperonymique, l’organisation verticale qui en résulte va engendrer, tant dans la structure de la pensée que dans les autres comportements humains, jusqu’aux comportements relationnels et politiques, une forme hiérarchique où chaque instance n’aura de sens, et de manière plus cruciale, d’existence, qu’à la condition que les instances supérieures qui la subsument pourront ou voudront les lui conférer. C’est une structuration de la dépendance et en ce cas aucune instance n’a de validité intrinsèque, hormis l’ultime, car chacune reçoit d’en haut sa raison d’être et se doit de l’assumer sous peine d’être « biffée », supprimée de la chaîne conceptuelle. Cette chaîne ne peut donc se concevoir que dans l’homogénéité : que ce soit dans son mouvement ascendant, constitutif de la hiérarchie, ou descendant des plus hauts degrés aux zones inférieures où grouillent les singularités, l’ensemble ne doit sa cohérence du fait qu’il est parcouru du haut en bas par le « Même ». Une instance n’a de valeur que par son identité rapportée à chaque autre instance et à l’ensemble. Il en résulte que le sens de chacune de ces instances, et particulièrement des singularités, leur est totalement extrinsèque, voire autonome, et qu’il pourrait éventuellement faire l’économie de leur réalité. Cela est, on le voit, très grave sur le plan d’une pensée politique qui userait de ce modèle, car elle pourrait passer outre les existences singulières, leur imposer des buts contraires à leur survie tout en sauvegardant sa cohérence et sa légitimité.

Il est nécessaire d’appréhender le concept comme un dynamisme, non plus comme l’ordonnateur généralisant d’un donné a priori épars, dont il faudrait réduire les différences, mais comme moteur interne des éléments de ce donné. Le concept peut alors être dit vecteur en ce qu’il oriente l’espace qu’il traverse, en agrégeant les singularités qu’il touche ou qui s’y rapportent, et en façonnant de la réalité, c’est-à-dire du réel ayant pris sens. Il importe donc que le concept ne soit pas dévalué en « conception », puisque celle-ci est un choix opéré parmi plusieurs sens préexistants, suivant des critères d’utilisation ou d’efficacité, une « manière de voir » dont chacun peut se dire maître, ni une « prévision », projection ou plan, car celle-ci est subordonnée à un objectif au lieu d’en être l’instauratrice.

Subtilement décalé dans un monde dont la structure montre qu’il n’est pas attendu, le concept oriente les singularités comme pourrait le faire un champ magnétique. Il n’anéantit pas la différence, mais au contraire l’utilise comme valeur d’orientation, car c’est par elle que ces singularités peuvent s’organiser et se mouvoir dans une direction. Le « Même » est alors secondarisé par rapport à cette vectorisation : s’il existe c’est par pure abstraction. Non plus principe, mais conséquence d’un processus de comparaison, filtre destiné à piéger les équivalences.

Certes il y a des « choses communes » et des états communs entre les choses qu’il est nécessaire d’extraire par analyse et abstraction. Que l’abstraction généralisante s’attache uniquement à élaborer une connaissance statistique des phénomènes est sa véritable finalité. Cette abstraction est une activité propre de l’entendement, un « être de raison », un produit dont Spinoza nous a dit qu’il ne fallait pas le mélanger à d’autres produits qui n’entretiennent avec lui aucune commune mesure, et sur lesquels il n’a aucune prise. Le concept abstrait est une opération de décantation exécutée par l’entendement afin de donner du réel une description globale, utile mais appauvrie, et qui en aucun cas ne peut se substituer à lui.

Dans cette acception, le concept considéré comme abstrait n’a d’efficacité que dans le cadre de la gestion des phénomènes. La gestion est cette attitude qui investit la totalité du réel pour l’ordonner suivant des schèmes unificateurs. Tout objet est alors régi par une seule norme qui peut être ou la quantité, ou la mesure, ou la valeur marchande suivant le besoin qu’on a de lui à tel ou tel moment, à l’exclusion de tout autre aspect, et à l’exclusion de tout autre objet qui, pour une raison ou pour une autre, ne pourrait être évalué selon cette norme. Il faut donc au préalable élaborer un critère de validité susceptible de déterminer les objets sur lesquels on a décidé d’agir, et celui-ci est choisi en fonction des besoins qu’une société estime devoir assouvir pour son bien-être ou sa subsistance à un moment donné, quitte à lui trouver par la suite un fondement métaphysique et même parfois épistémologique, et quitte éventuellement à en changer si d’aventure il ne correspond plus à ce qui est attendu de lui.

La gestion remplace donc la compréhension que l’on a du monde en substituant à toute attitude qui pourrait être faite de curiosité, d’émotion, d’émerveillement, de reconnaissance du sacré ou de connaissance, celle qui consiste à l’organiser en vue d’une maîtrise totale, d’un contrôle sans faille et d’une utilisation à fin d’exploitation. Étant donné qu’il n’est aucun objet au monde qui n’ait quelque service à rendre, et que si par hasard il y en avait, il faudrait le détruire car alors il occuperait indûment une place sans contrepartie d’utilité, donc sans raison pour exister, le but de la mise en ordre de ces objets est de faire le tri entre ceux que l’on gardera parce qu’ils nous sont nécessaires, ou présumés tels, et ceux qui ne le sont pas et qui sont par conséquent nuisibles. L’homme fait lui aussi partie de ces objets plus ou moins utiles et plus ou moins jetables. Qu’une certaine résistance éthique nous fasse nous en offusquer ne change rien au mécanisme qui se permet de broyer et d’expulser ceux des individus qui ne sont pas nécessaires à sa survie. Il s’agit d’organiser alors des systèmes de plus grande performance indépendants des pièces qui les composent et quelle que soit leur nature, ces pièces ne devant pas être ni trop individualisées ni trop nécessaires au point de gêner leur remplacement lorsqu’elles sont usées. On obtient ainsi une grande homogénéité objectale où tous les phénomènes sont soumis à un même comportement, ce qui est effectivement plus facile à organiser et à surveiller que si chacun avait sa propre démarche : imagine-t-on dans une machine un piston conscient et autonome ? Peut-on imaginer de par le monde un élément qui ne concourrait pas à l’efficience globale, qu’il soit vivant (homme ou animal), inerte (chose) ou différentiel (structure ou relation) ? Il n’y aurait pas de place pour lui : le monde n’est organisé hiérarchiquement que pour se justifier en tant que hiérarchie.

Comment se manifeste donc la gestion ? Trois aspects fondamentaux la définissent :

  • réguler en terme de débit et d’intensité

  • orienter vers des finalités définies comme objectifs

  • organiser des réseaux de phénomènes considérés globalement comme des flux.

Pour qu’il y ait gestion il faut qu’au préalable les phénomènes à gérer aient été « fluidifiés ». Ils ne sont plus à considérer comme des entités matérielles, ni même comme des rapports, ni en eux-mêmes comme événements signifiants, mais ils doivent être mis en mouvement et saisis dans leur déplacement : flux d’argent, de population, d’informations etc. On ne gère pas des objets mais des écoulements d’objets.

Il faut aussi en deuxième condition que cette fluidification s’accompagne d’une nécessaire objectivation, de sorte que le gestionnaire ne soit pas impliqué dans ce mouvement puisqu’il a à charge de le maîtriser, et puisse jouer le rôle d’un pôle fixe et pérenne. Ces deux opérations accomplies, fluidification et objectivation, le phénomène doit être appréhendé comme masse : les éléments qui composent cette masse doivent être absorbés, agglomérés dans une indifférenciation qui abolit l’analyse. On ne parlera plus de tel ou tel homme historiquement et existentiellement identifiable, mais de migrations, de déportations, de foules à canaliser, de populations comprises comme des entités unifiées. On ne parlera pas de telle ou telle parole prononcée en première personne par un homme qui y déploie sa pensée ou son expérience, sa douleur ou son espérance, mais de flots de messages, de courants d’informations. Là le « concept abstrait » fonctionne au maximum et prend sa raison d’être en extrayant des singularités ce qui les définit, à savoir leur différence, pour égaliser celles-ci sur un plan statistique. Ce qui résiste trop à cette unification et à cette massification doit être violemment réduit. On ne conserve que ce qui est opérationnel dans la perspective d’une régulation efficace des flux ; gérer conduit à normer les contenus de sorte qu’ils n’aient pas de spécificités et, à un certain niveau, si les processus de gestion sont suffisamment vastes et généraux, ceux-ci peuvent être transposables sur n’importe quel objet du moment que les principes formels sont observés. Et à proprement parler tout phénomène et susceptible d’être soumis à la gestion. Il suffit de le mettre en perspective hors de lui-même et de l’incorporer dans une globalité mouvante ayant une même direction. Ce qui revient à dire que cet objet ou ce phénomène importe peu ; la gestion est possible partout même dans les domaines qui devraient être humainement extérieurs à son emprise : l’affectif, la culture, le sacré…Il lui suffit d’opérer les transformations objectales nécessaires à son implantation et à son développement. Il n’est aucune sphère de l’activité humaine qui ne soit gérable d’une manière ou d’une autre. On voit donc se développer les mêmes outils catégoriels, les mêmes structures d’analyse et de manipulation, les mêmes finalisations qui consistent en une mise en hiérarchie des moyens et des résultats. Ce qui est très constant c’est le volontarisme unificateur conduisant à imposer une grille universelle d’interprétation et d’action. Ainsi de manière cohérente mais perverse a pu être formulé le concept (abstrait) de « fin de l’Histoire » en contradiction avec le caractère aléatoire et évolutif de l’existence. D’où la constante nécessité de recadrer celle-ci dans des systèmes dont l’un des plus efficaces est la perspective unique. Or « chaque perspective n’est là que pour en préparer d’autres. Elle n’est fondée que s’il est entendu qu’elle est partielle, et que le réel est encore au-delà. »[43]

Si la perspective est ouverte sur d’autres elle joue pleinement son rôle de moteur historique, car à chaque objectif atteint correspond une étape et à chaque étape un nouveau départ pour de nouvelles explorations. Au contraire si la perspective devient unique, si elle joue à se confondre avec la Vérité, elle obture par son point de fuite toute conception d’évolution. Son universalisation peut aboutir à une sorte de paranoïa collective et de ce fait non perçue comme pathologique, globalement admise comme normalité, dont le fascisme est l’expression la plus rigoureuse, la plus radicale. On en connaît les résultats. Une autre forme d’unicité se fait jour actuellement dans la volonté de réduire sur le même plan indifférencié toutes les déterminations qui parcourent le monde. Cette mondialisation dont on perçoit la force d’exclusion pour tous les aspects qui ne se fondraient pas dans un homogène abstrait, obéit aux mêmes lois de fermeture univoque. Elle agit comme une hypostase dont chaque objet doit être un suppôt, une expression nécessaire, quitte à disparaître en tant que réalité individualisée. Et l’on sait à quel point celle-ci est méprisable pour ceux qui considèrent que le devenir humain doit être finalisé dans son immanence pour avoir quelque réalité.

« Une solution historique du problème humain, une fin de l’Histoire ne se concevrait que si l’humanité était comme une chose à connaître, si en elle la connaissance pouvait épuiser l’être, si elle pouvait parvenir à un état qui contienne réellement tout ce qu’elle a été et tout ce qu’elle peut être. Comme au contraire dans l’épaisseur du social, chaque décision porte des conséquences inattendues, et comme d’ailleurs l’homme répond à ces surprises par des inventions qui déplacent le problème, il n’y a pas de situation sans espoir, mais pas de choix qui termine les déviations, exténue son pouvoir d’invention et tarisse son histoire. »[44]

La « fin de l’Histoire » est un mythe allégué pour culpabiliser à l’avance toute tentative d’autonomisation par rapport à la marche normée du « progrès », entendu comme unique voie d’accès possible à l’universalité économique. Fin de l’histoire et perspective unique ont en commun la réification des comportements humains et leur mise en mouvement artificielle sur un chemin pré-tracé dont la direction correspond exactement à celle d’un désir de puissance organisé en faisceau. D’où l’invocation de « lois » dont on ne pourrait nier la nécessité comme on ne peut nier une causalité physique, et bien qu’elles ne soient qu’économiques elles prétendent néanmoins avoir le caractère indubitable de celle-ci. Ce désir ne peut en effet s’avérer comme tel ; il lui faut la caution d’une transcendance pour pouvoir être.


XVI

La formule initiale de Spinoza, par sa concision même, nous incite à la plus grande prudence. Prudence vis-à-vis de l’amalgame qui ferait de l’entendement un outil agissant directement sur le réel en fonction d’un désir fondamentalement inscrit dans la nature humaine. Or cela est proprement la magie. Il y a du désir, et ce désir est infini, c’est-à-dire désire s’affirmer dans son éternité et dans sa puissance dans un temps et un espace illimités. La seule limite qu’il rencontre est de l’extériorité pure, du réel dur, incontournable, impénétrable. Le circonvenir, le dompter, l’amadouer, le séduire, l’agresser pour le réduire ou l’incorporer, ce qui est en fait impossible dans les deux cas, seront les activités de l’esprit humain exprimant par là son désir d’universalité. Cela est impossible parce que le réel n’est réductible à aucune catégorie de l’entendement, qui, du fait que c’est celui-ci qui les suscite, ne saurait appartenir à celui-là. La soumission du réel à l’entendement est impossible. Mais la soumission de l’entendement au réel l’est aussi. Si le réel est plus puissant que l’individu, c’est à proprement parler la mort de celui-ci, dans la mesure où il se heurte à une force supérieure à la sienne, laquelle la dissocie.

On se rend compte dès lors que la formule de Spinoza met en jeu subrepticement toute une ontologie, non plus fondée sur une transcendance mais sur l’effectuation même d’être. L’être n’est pas un état donné, c’est au contraire un acte qu’il s’agit constamment de valider dans son rapport à ce qui n’est pas lui. Ce n’est pas non plus une dialectique, art de ménager les extrêmes, de composer diplomatiquement avec l’opposé, c’est une construction partes extra partes qui n’implique aucune connivence mais une détermination opérationnelle : m’approprier ce qui m’est utile, puisque le réel n’étant ni bon ni mauvais est tout à fait indifférent à mes conceptions morales. En ce sens l’ontologie n’est plus une métaphysique de l’être, mais plus exactement une « physique », à savoir un processus d’agencement de parties, constamment à actualiser car constamment soumis à la confrontation avec l’extérieur. L’être réside dans l’affirmation de sa propre puissance, laquelle réside dans sa capacité d’opérer des combinaisons qui lui sont favorables. Si cette capacité vient à se réduire voire à disparaître, la mort survient pour l’individu qui n’est plus capable d’assumer ni d’assurer sa cohérence ontologique.

Mais la mort est toute d’extériorité, et là on perçoit le caractère joyeux de l’optimisme de Spinoza, par rapport à l’optimisme plein de dépit qui apparaît chez Leibniz. Selon ce dernier nous pouvons dire que, grâce à Dieu nous avons échappé à pire que ce que nous vivons. Le monde est plein d’ombres, de zones insalubres, d’horreurs mais c’est encore ce qu’il y a de moins mal suivant le calcul divin. C’est un optimisme relatif à une mise en balance entre le pire et le meilleur.

Chez Spinoza rien de tel : l’être s’affirme dans la plénitude de sa puissance et sa limitation ne provient que de forces plus importantes que lui, mais il n’est pas le fruit d’une tractation où la morale lui serait antérieure. Chez Spinoza l’éthique se crée au fur et à mesure que l’être s’affirme, et cela est certainement l'une des bases de l’univers spinoziste.


NOTES

[25] Spinoza. « Traité de la réforme de l’entendement » p. 212. Tome I. Garnier-Flammarion.

[26] Spinoza. « Ethique ». Proposition 2, 1ère partie.

[27] A noter que cet exemple n’est pas de Spinoza lui-même.

[28] Antonio Negri in « Spinoza subversif ». Éditions Kimé p. 63 (1994).

[29] Ibidem p.136.

[30] André Robinet. « Malebranche et Leibniz. Relations personnelles » Paris, Vrin. (1955). pp. 312- 313.

[31] Ibidem p. 313

[32] Ibidem p. 313

[33] Ces expressions sont de Leibniz lui-même.

[34] Émile Boutroux. « Introduction à la monadologie ». pp .50-51. Paris. Delagrave. (1968).

[35] Maurice Merleau-Ponty. Structure du comportement. p. 200 P.U.F.

[36] D. Hougel. « Le concept d’enveloppe psychique » in « Les enveloppes psychiques ». Ouvrage collectif (1988) Dunod. p. 23.

[37] Ibidem. p.24.

[38] « D’une façon générale, dans toute objection faite universellement, il est nécessaire de diriger la contradiction contre le terme universel qui inclut les termes présentés par l’adversaire. » Aristote. Organon. 1ers analytiques. Traduction J.Tricot. Paris Vrin. p. 320.

[39] Aristote. 1ers Analytiques I, 1 p.5 Op. cité.

[40] Sylvain Zac : « L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza » P.U.F. p. 258.

[41] Op. cité p. 261.

[42] Leibniz : « Réfutation de Spinoza ». Lecture de Martine de Goudemard p. 74. Actes Sud (1999).

[43] Maurice Merleau-Ponty. « Les aventures de la dialectique. » Folio p. 18.

[44] Maurice Merleau-Ponty. Op. cité p. 36.


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